
Lointain : un mot, un sentiment, une impression qui sied si bien au Cinéma prodigue, intarissable de Nuri Bilge Ceylan. Nationalement turc mais existentiellement apatride, nourri de mélancolie et de questionnements hautement métaphysiques ledit cinéaste n’a eu de cesse depuis ses débuts d’ausculter la Nature Humaine et ses innombrables facettes et aspérités, construisant une Oeuvre de Septième Art tour à tour méditative, psychologiquement dense et passionnante d’un bout à l’autre. Un Cinéma comme détaché, comme à côté : loin de nous, mais pourtant purement évocateur et terriblement universel dans le même temps. Lointain, c’est aussi le sens littéral du troisième long métrage de Nuri Bilge Ceylan – Uzak – Grand Prix du Jury au Festival de Cannes de l’année 2003 et prime découverte de notre cinéphilie personnelle à l’encontre du Grand Homme. Un film durable, rémanent, infusant son spleen à la manière d’un plasticien taciturne sublimant son éloquence visuelle en retranchant au maximum le verbe, l’extraversion de la parole à son film. Un silence filmique qui en disait déjà très long, très loin sur la capacité de Ceylan à plonger dans les tréfonds de l’âme de ses personnages, silence presque aux antipodes des bavardages délicieux et fascinants de son plus récent Winter Sleep, Palme d’Or 2014 et l’une des plus belles – à notre sens du moins – de la dernière décennie.

C’est après le somptueux, chatoyant et mordoré Le Poirier Sauvage que le réalisateur d’origine turque nous revient cette année avec son nouveau long métrage poétiquement intitulé Les Herbes Sèches, film fleuve de plus de trois heures s’imposant avec panache et simplicité comme son éventuel film-somme doublé de l’un des évènements majeurs de la 76ème édition Cannoise ; en véritable coup de coeur de la rédaction alors présente sur la Croisette en mai dernier, Les Herbes Sèches contient en son sein cinématographique toute la substance ontologique et contemplative de l’Oeuvre de Nuri Bilge Ceylan : plages terrestres et agrestes noyées sous un tapis de neige envahissant et cotonneux, figures humaines moralement troubles et ambigües accouchant de leur vérité au détour de longues séquences dialoguées tout à fait efficaces et passionnantes dans le même mouvement de macération temporelle et discursive, violence et confrontation des points de vue personnels trouvant leur apothéose en la forme d’un épilogue aux allures d’élégie métaphysique, voire méta-psychique.
Trois heures et des poussières de sublimation au coeur desquelles le spectateur assiste à l’errance existentielle de Samet (Deniz Celiloğlu, extraordinaire et implacable de nébulosité morale, ndlr), un professeur en arts plastiques propulsé dans une école primaire de l’arrière-pays anatolien à l’orée du métrage qui va – avec son collègue Kenan – se retrouver accusé de comportements inappropriés à l’encontre de deux élèves, notamment une jeune fille avec laquelle il semble avoir noué une relation spirituelle (sentimentale ?) très forte et très profonde dès son arrivée dans l’institution. Sur cet argument voisin d’un autre film lui aussi présenté en Compétition de la Sélection Officielle du dernier Festival de Cannes (le Monster de Kore-Eda Hirokazu, prix du Scénario reconstituant à la manière d’un nouveau Rashōmon les retombées du harcèlement scolaire, ndlr) Les Herbes Sèches est une pièce de Cinéma d’auteur paradoxalement tout à fait abordable, dont la densité et l’efficacité rappellent à leur manière celles du cinéma psychologiquement palpitant de Asghar Farhadi.

Avançant de façon lancinante et terrible vers une coda des plus mémorables (et sur laquelle l’auteur de ces lignes se gardera bien de dévoiler toute information pour mieux, au possible, ménager sa portée bouleversante et hautement spirituelle) ledit métrage partage avec Winter Sleep le goût pour une oralité permanente dont Nuri Bilge Ceylan parvient admirablement à faire bouger les lignes et les arcs narratifs ; de séquence en séquence Les Herbes Sèches est une Oeuvre semblant se réinventer à chaque moment de vie, à chaque scène de conversation souvent proche de la délibération morale. En ce sens la situation confrontant la figure de Samet à celle de Nuray (Merve Dizdar, sans doutes un peu trop logiquement récompensée d’un Prix d’interprétation féminine pour sa prestation développée sous le signe d’une idéologie clairement dans l’air du temps, ndlr) dans le dernier tiers du film est un pur sommet de dramaturgie, enlevant subtilement le voile sur la prétendue probité progressiste du professeur tout en convoquant les préoccupations féministes, révolutionnaires et collectivistes de la société turque par l’entremise de la jeune femme interprétée par Merve Dizdar.

Et pourtant Ceylan n’a rien d’un contempteur ni même d’un moraliste au vu de la conjoncture contemporaine de sa maison, de son pays natal : il réalise son, ses films à la manière d’un magicien faisant dévier les sens et les climats saisonniers comme autant de lignes de force picturales et philosophiques, à tel point que le spectateur n’aura sans doutes jamais d’avis catégorique ni de certitudes concernant la vertu présupposée de Samet, à l’image de cette scène magnifique dans laquelle le professeur enseigne la perspective et son champ des possibles à ses élèves… Un drame diablement bien construit et en même temps divinement ouvert vers des suppositions diverses et de fait illimitées sur la Nature Humaine dans lequel rien ne semble, in fine, aller de soi : Les Herbes Sèches est un film accordant toute son essentialité à la notion de singularité au détriment des jugements préconçus ; Nuri Bilge Ceylan n’a, une fois encore, de cesse de chercher à comprendre ce qui anime les desseins de tout un chacun, orientant derechef son oeil de poète vers le lointain. Bouleversant.
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