Master Gardener : Cultiver son jardin et son âme

Rares sont les cinéastes américains des années 70 qui ont réussi à perdurer qualitativement jusqu’à aujourd’hui. On pense à Spielberg, Scorsese ou Eastwood, mais le reste de cette incroyable vague créative s’est éteinte dans les décennies qui ont suivi. Beaucoup sont morts, d’autres ont quitté une industrie qui ne voulait plus d’eux, certains auraient mieux fait de s’arrêter avant leur dernier film. Lorsqu’on pense à cette époque, le nom de Paul Schrader n’est pas le premier à nous venir à l’esprit. Pourtant, il fait partie intégrante du Nouvel Hollywood d’abord en tant que scénariste – il restera à jamais celui de Taxi Driver – mais aussi en tant que réalisateur avec des œuvres moins connues, mais toujours dignes représentantes de leur époque. Cette qualité indéniable n’a jamais quitté sa filmographie, parsemée de très bons… et de très mauvais films : les décennies 2000 et 2010 furent compliquées pour Paul Schrader. Malgré la perte d’un œil (rejoignant ainsi le club des grands cinéastes borgnes), il n’a jamais rien lâché, n’hésitant pas à diffuser gratuitement sa propre version de son film La Sentinelle, charcuté par des producteurs sans amour pour l’art qu’ils exploitent. Heureusement, le magnifique Sur le chemin de la rédemption viendra mettre fin à cette situation et projettera à nouveau Paul Schrader sous le feu des projecteurs critiques. Depuis, il n’a cessé de travailler cette figure d’Homme hanté par des crimes passés, en quête d’une rédemption qu’il ne pense pas mériter, très prégnant dans son précédent The Card Counter, immensément proche de Master Gardener sur bien des aspects. Ces trois films forment une trilogie thématique que l’on aimerait voir reconduite dans ses prochains projets. Car, comme les cinéastes cités au début de ce paragraphe, seule la mort pourra les arrêter d’écrire et tourner les films qu’ils ont en tête.

Passé un générique fleuri, Master Gardener démarre de manière similaire à The Card Counter : un homme stoïque et froid, penché sur un bureau trop bien rangé, en train d’épancher ses fautes passées sur le journal de sa vie, tandis que sa voix résonne comme un prolongement de la pensée presque méditative de cet individu que l’on imagine jamais autrement que solitaire. Là où le personnage d’Oscar Isaac était traumatisé par les tortures commises de ses mains dans les camps irakiens, celui de Joël Edgerton, a versé le sang d’une dizaine d’Américains, mué par la haine propre au suprémaciste blanc qu’il était. Sous une fausse identité depuis qu’il a dénoncé ses comparses, Narvel essaye de se construire autrement en tant que “maître jardinier” d’un grand domaine tenu par une riche douairière, reste d’une aristocratie américaine en décrépitude, interprétée par une Sigourney Weaver impeccable, même si légèrement caricaturale. Malheureusement pour Narvel, sa haine est tatouée sur tout son corps, impossible à effacer complètement, comme les traces d’un passé qui le hantera toute sa vie. Le reste est déjà écrit : à la mort de la douairière annoncée comme prochaine, Narvel reprendra la direction du domaine pour perpétuer la beauté et la pureté de ce lieu. C’était sans compter l’arrivée de la petite-nièce métisse de la propriétaire, héritière des erreurs de sa mère décédée trop tôt pour pouvoir l’élever. Narvel a pour charge de lui apprendre l’horticulture pour qu’elle puisse prendre sa succession le moment venu et ainsi garder l’exploitation au sein de la famille originelle. La tournure que prendront les choses sera bien différente.

Beaucoup considèrent Paul Schrader comme un cinéaste de droite, voire réactionnaire. Certains de ses nombreux posts Facebook pourraient donner raison à ces détracteurs, mais, comme pour Eastwood, ses films sont là pour nous rappeler que la question est plus nuancée. Schrader est l’un des rares cinéastes à travailler le présent, son présent bien sûr, mais aussi le nôtre à tous. Il veut réconcilier cette Amérique scindée en deux bords qui ne communiquent plus entre eux. Ces blancs et ces noirs qu’il ne va jamais cesser de rapprocher à l’intérieur de couples mixtes profondément amoureux. Il n’y avait que Schrader pour imaginer une romance entre un ancien suprémaciste et une jeune fille métisse de vingt ans sa cadette. Qu’il ait réussi à financer un tel film dans le système américain actuel est un miracle. Qu’aucune association ne lui soit tombée dessus prouve la justesse avec laquelle il a traité le sujet. Mais, à la différence de The Card Counter, la romance de Master Gardener n’est pas avortée. Elle est même au coeur du propos du film que l’on pourrait qualifier de film romantique, à la lisière entre les mélodrames des débuts d’Hollywood et du cinéma âpre des années 70. Amalgamé par de nombreuses influences cinéphiliques, Schrader laisse durer ses plans pour exprimer l’émotion du temps et amener sa logique de mise en scène transcendantale héritée de ses maîtres à penser que sont Bresson et Ozu à un paroxysme calme. Le long travelling arrière qui conclut le film représente parfaitement cet esthétisme, s’éloignant du nihilisme de ses précédentes œuvres pour embrasser une lueur d’espoir quant à l’avenir d’un pays qu’il n’a cessé d’ausculter sous toutes ses coutures. Schrader a finalement trouvé la paix, une paix qu’il est maintenant capable d’affirmer.

Difficile de ne pas voir comment Schrader s’identifie au personnage de Narvel, non pas au niveau de son idéologie, mais dans l’auto-flagellation quotidienne qu’il s’inflige. Car, lorsqu’on connaît un peu la vie de Paul Schrader, on se doute qu’il n’a pas toujours été le vieux sage qu’il est aujourd’hui. Le portrait fait de lui dans le livre de Biskin sur le Nouvel Hollywood n’a rien de particulièrement reluisant. La drogue, part importante de la vie des deux personnages principaux, l’était aussi pour la sienne. En quelque sorte, Narvel pourrait être le miroir de ce que Travis Bickle serait aujourd’hui avec le poids de l’âge en plus. La fascination pour la violence et les armes à feu n’a jamais quitté Schrader. Ici, Narvel, tout aussi pacifié qu’il est, n’a rien de pacifiste. Les plantes, comme le poker ou le cinéma, sont un moyen de canaliser la violence enfouie au fond de lui, de méditer sur sa condition de pécheur. Pourtant, ce n’est qu’une question de temps avant qu’il succombe à la violence qui le ronge. Il n’y prend pas plaisir, en tout cas pas en apparence, mais il la sait nécessaire quand la confiance avec son nouvel agent de liaison est perdue. C’est peut-être dans cet épanchement de violence final que le film s’essouffle et nous donne ce que l’on attendait, là où Schrader avait auparavant déjoué tous les pièges du carcan narratif dans lequel il aurait pu s’enfermer. On pense notamment au final de The Card Counter infiniment plus surprenant et perturbant dans sa mise en scène. La violence comme solution sans conséquence, voilà probablement l’ambiguïté de trop. Raison pour laquelle Master Gardener restera plus mineur dans la carrière de son créateur.

Refusant toute forme de manichéisme et de bien-pensance, Paul Schrader donne une trajectoire tout à fait particulière à cet étrange couple. Dans une scène à forte tension sexuelle, il n’hésite pas à faire agenouiller son suprémaciste devant la jeune déesse à la peau ébène qui s’est mis à nu devant ses yeux ébahis. Il n’est plus que l’esclave de ses désirs. De manière perverse, cette relation est une manière pour lui de renouer inconsciemment avec la fille qu’il a été obligé d’abandonner lorsqu’il a commencé sa nouvelle vie. Comment ne pas penser à l’iconographie des plantations de coton quand on voit la vieille demeure dans laquelle habite Sigourney Weaver ? Condamnée par son orgueil et ses préjugés, cette femme acariâtre représente une Amérique en fin de vie, sans descendance, vestige d’un passé auquel la nouvelle génération refuse de se plier. Les nouvelles graines ne sont peut-être pas aussi pourries que leurs prédécesseurs. Reste-t-il encore à voir comment elles vont pousser ?

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