Dernière nuit à Milan : Rencontre avec Andrea Di Stefano et Pierfrancesco Favino

C’est l’une des raisons pour laquelle nous sommes devenu journaliste cinéma : l’opportunité de rencontrer et de discuter avec des artistes que l’on admire. Adolescents, nous adorions Romanzo Criminale, le film qui nous a fait découvrir Pierfrancesco Favino dont le talent ne s’est jamais démenti par la suite. Lorsque nous avons eu l’occasion de le rencontrer, lui et le réalisateur Andrea Di Stefano dont nous avions beaucoup aimé Paradise Lost, nous n’avons donc pas hésité une seconde et nous l’avons fait avec d’autant plus de plaisir que les deux artistes étaient venus défendre Dernière nuit à Milan, une proposition de cinéma passionnante et excitante, plongée noire dans la dernière nuit de service d’un policier nommé Franco Amore, confronté à de sérieux problèmes. Rencontre :

Andrea Di Stefano, vous avez commencé votre carrière de réalisateur en langue anglaise, qu’est-ce qui vous a poussé à revenir vers l’Italie pour ce troisième long métrage ?

ADS : Je me suis formé en Amérique, c’est là que j’ai commencé ma carrière mais j’ai toujours eu envie de rentrer chez moi, de raconter une histoire dans ma langue et de travailler avec des talents de mon pays. Quand j’ai travaillé en tant que comédie en Italie, j’ai bien vu qu’il y avait d’énormes talents souvent mal utilisés, ça me touchait beaucoup de voir la façon qu’ont les Italiens de travailler avec beaucoup de passion. Cette chaleur, cette sensation de rentrer chez moi, ça m’a permis de faire le film que je voulais. Je ne peux pas en dire autant de mon deuxième film (The Informer, sorti en 2019) que j’ai fait avec un grand producteur américain et avec un budget plus conséquent que Dernière nuit à Milan pour un résultat dont je suis plus fier.

Sur celui-ci, vous avez eu la maîtrise complète de bout en bout ?

ADS : Oui. Il y a toujours des difficultés, il faut toujours parler avec les producteurs. J’ai renoncé à plein de scènes parce qu’on n’avait ni le temps ni l’argent mais c’est un dialogue constant. À mon sens, pour faire un bon film, il faut une vision. Et le film c’est ma vision. En Amérique c’est différent, tu te retrouves à écouter souvent des conneries dites par un producteur dans son bureau et tu dois changer le montage pour ça, c’est compliqué. Ça devient une vision savonnée. Maintenant c’est une catastrophe, ils ne sont pas capables de produire un film qui justifie de payer un billet de cinéma, c’est devenu complètement extrême.

Pierfrancesco Favino, c’est aussi pour ça que vous tournez beaucoup en Italie ces dernières années après quelques expériences américaines ? Parce que les rôles que vous y avez sont plus intéressants ?

PF : Oui. C’est vrai qu’aux Etats-Unis, je n’aurai pas la chance de jouer un tel rôle. Ces dernières années, j’ai vu plus de films européens et asiatiques intéressants que d’américains. Ils ont perdu le contact avec une certaine réalité je trouve. Mais après c’est peut-être aussi ma sensibilité d’européen qui parle. Cela dit, tout n’est pas à jeter, il ne faut pas généraliser, Cate Blanchett dans Tár récemment, c’est incroyable ce qu’elle fait. En tout cas je n’ai jamais vraiment rêvé d’une carrière américaine, je ne me sens pas frustré par ça. Quels sont les rôles que je pourrais jouer ? Le mafieux ? Ça ne m’intéresse pas. Je ne suis pas fermé à une autre expérience américaine si l’occasion se présente mais je crois que je vieillis et que je suis mieux chez moi.

Pourquoi l’intrigue du film se déroule à Milan, vous êtes originaire de là-bas ?

ADS : Pas du tout. J’étais allé à Milan pour faire des recherches sur un autre projet et en parlant sur place avec des policiers, j’avais trouvé intéressant de découvrir que Milan était une ville où chaque protagoniste criminel de l’Italie avait des représentants. C’est une ville où chaque organisation criminelle fait du business ensemble et également avec les Chinois qui sont devenus très puissants en Italie. J’ai appris également qu’il y avait tout un trafic de pierres précieuses et tout de suite j’ai eu envie de raconter cette réalité italienne que personne ne connaît. Milan, on la connaît tous comme la ville de la mode, du succès, des grandes familles riches d’Italie, la bourse… Je voulais raconter le négatif de cette photo. C’est pour ça aussi que le film s’ouvre sur un plan survolant la ville la nuit. On voit plein de fenêtres allumées, plein d’histoires possibles, on comprend que la ville est un marasme perpétuel et on s’arrête, on s’avance sur l’une d’entre elles. Je voulais dire au spectateur : ‘’laisse-moi te raconter cette histoire.’’ C’est pour ça également que cette ouverture est rythmée par la musique, la musique comme la ville sont des protagonistes à part entière du film.

Le film embrasse totalement les codes du genre mais parvient à les détourner : Franco Amore est un policier qui n’a jamais tiré sur personne, sa femme joue un rôle actif à ses côtés… C’est une envie que vous aviez de jouer un peu avec les codes ?

ADS : Je n’ai pas un cerveau aussi sophistiqué que ça, quand je réalise je ne me laisse pas inspirer par les films. Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre comment fonctionne le cerveau de quelqu’un qui a commis un crime. Dans tous les policiers que j’ai rencontrés pour faire mes recherches, je n’ai pas vu Dirty Harry. Souvent j’ai vu le contraire, des gens qui sortent et qui font tout pour rentrer chez eux le soir même. Quand je vois les couples en Italie, je vois souvent des gens qui essayent de faire marcher le couple malgré leurs défauts, malgré leurs difficultés. Le personnage de Viviana, la femme de Franco Amore, c’est l’archétype de la femme italienne du Sud avec une personnalité très forte, plus maline que son mari qui comprend tout de suite les enjeux. Dans la deuxième partie du film, c’est elle qui amène l’action. Tout ce que je fais est basé sur la réalité, sur mon observation de la vie, je n’arrive pas à faire des films inspirés par des films, je n’ai pas cette ambition de changer les codes.

Tout part plutôt de votre sens de l’observation.

ADS : Oui c’est plutôt simple, je suis un artisan, je regarde les choses. Je fais en sorte de charmer les gens pour qu’ils me racontent leurs histoires, c’est ça qui est intéressant, de partir de la réalité. Sur ce scénario j’ai écrit 128 pages, je me suis assis deux jours avec deux policiers et on a coupé 12 pages de dialogues. J’avais écrit des choses inutiles, eux ne disent pas toute cette merde-là dans leur quotidien, il suffit parfois de gestes.

PF : On est toujours habitués à une certaine représentations des policiers au cinéma mais ce sont de vrais clichés. Je trouve que c’est intéressant de partir du genre qu’on reconnaît facilement quand on commence le film et de voir ce que ça raconte au sein du récit. Et je trouve que ça rajoute des enjeux au récit. Si je joue ce rôle, on doute pendant tout le film de l’issue, on ne sait pas si je vais m’en sortir, contrairement à Stallone ou aux héros américains qui font perdre de leurs forces aux thrillers dans lesquels ils apparaissent.

ADS : D’une certaine façon, je pense que la société du passé était moins hermétique dans le sens où l’on pouvait aller dans un café et rencontrer des gens de différentes classes sociales. Je suis sûr que Melville, il parlait avec beaucoup de gens de la rue. Tous comme les acteurs de l’époque qui avaient une meilleure connaissance des règles de la rue, c’est une réalité qu’ils pouvaient connaître et qu’on voyait dans les films, aujourd’hui c’est beaucoup moins poreux. Quand on voit le mauvais cinéma américain qui essaie de nous raconter un monde qui n’existe pas, c’est absurde. L’héroïsme américain c’est de la merde, il faut tirer la chasse dessus. Je pense que le cinéma européen a un devoir de retourner à ce qu’il fait bien, il faut arrêter d’imiter, on est capables de raconter les êtres humains pour ce qu’ils sont, c’est primordial de refaire ce cinéma-là.

Observer ça fait partie du métier d’acteur, vous avez également rencontré de vrais policiers pour préparer votre rôle ?

PF : Oui c’est essentiel pour la véracité du film. Il faut voir comment ils s’habillent, comment ils marchent, comment ils parlent. Il faut être curieux, essayer de comprendre, se focaliser sur leur façon de penser. Je pense que Franco Amore est à la base rentré dans la police par passion. À quel moment la passion change ? À force d’être mal payé ? Parce qu’il est déçu de l’évolution du métier ? Pour imaginer ça, il faut se baser sur la réalité. La fiction peut parfois réduire l’imaginaire, il faut sans cesse partir de la réalité. Tout le travail de recherche et d’observation en tant qu’acteur, je trouve que c’est un moment très excitant.

Vous avez une façon tout à fait unique d’habiter chacun de vos personnages. Comment préparez-vous vos rôles, vous avez une méthode particulière ou c’est au feeling suivant les films ?

PF : Je n’ai pas de méthode particulière, je trouve que c’est d’abord le scénario qui te dit comment tu peux approcher le personnage. C’est vrai que je dois tomber amoureux de quelque chose quand je lis le scénario, il faut qu’il y ait un déclic pour que j’ai envie de faire le film. Ce n’est pas quelque chose que je comprends forcément sur le moment mais qui m’appelle et donc qui m’appartient quelque part. Là, pour Dernière nuit à Milan, c’était la chance de jouer un rôle tout à fait ordinaire. Là, Franco Amore, c’est un homme qui pourrait être également le spectateur assis dans la salle de cinéma pour voir le film. Ça c’est difficile à incarner je trouve car quand on incarne quelqu’un d’ordinaire ou de commun, on a toujours la tentation d’en rajouter en tant qu’acteur, de surjouer, d’excuser trop, de faire grandir le personnage. C’était ça le challenge pour moi et après le scénario était si bien écrit que c’est un film que je voulais voir.

C’est ce que vous vous dites chaque fois que vous faites un film ? C’est un critère pour vous que ce soit un film que vous voudriez voir ?

PF : Pas forcément mais je dois sentir quelque chose. Normalement si je prends un scénario que je lis d’une traite et que je déteste être dérangé pendant la lecture, c’est que je veux le faire, c’est comme un bon livre. Un bon scénario, c’est quelque chose qui t’attrape, où tu trouves de quoi te représenter et où tu te dis ‘’oui, il y a quelque chose là-dedans’’.

ADS : Quand j’ai écrit le film, c’est le visage de Pierfrancesco que j’avais en tête. C’est quelqu’un que je respecte beaucoup, on s’est tout de suite mis d’accord sur le film qu’on voulait faire.

Franco Amore, c’est un personnage qui vous ressemble ?

PF : Je crois qu’il y a quelques similitudes oui. Comme moi, c’est quelqu’un qui croit beaucoup à des valeurs, qui n’est pas violent, qui respecte son travail, qui aime sa femme, qui est un homme correct, ce que j’essaie d’être évidemment. Après il y a énormément de différences entre lui et moi, nous n’avons pas la même vie bien évidemment. Mon travail en tant qu’acteur, c’est d’essayer de comprendre ce que ça veut dire que de vivre cette vie, d’avoir été policier pendant 35 ans. Quels sont ses rêves ? Pourquoi est-il devenu policier ? Est-il heureux ? Est-il encore fier ? Toutes ces questions dont je dois imaginer les réponses.

Comment ça se passe sur le tournage avec Andrea Di Stefano ? Quel genre de réalisateur est-il, donne-t-il une grande liberté de jeu ou est-il au contraire très précis ?

PF : Les deux. Il a commencé en tant qu’acteur et il continue de l’être parfois donc tu peux totalement lui faire confiance. Quand tu travailles avec un metteur en scène qui sait ce que c’est que d’être devant une caméra, tu es entre de bonnes mains. Il maîtrise très bien le plateau, il sait ce qu’il veut mais ça n’empêche pas les échanges, il est très ouvert aux suggestions. Il est très délicat dans sa manière de diriger, comprenant toujours ce qu’il se passe autour de l’acteur. C’était facile, il a créé un vrai langage commun sur le plateau.

Vous avez tourné le film en 35mm et la majorité du récit se déroule de nuit, comment on se débrouille avec une telle contrainte artistique ?

ADS : 35mm anamorphique ! On peut tout faire, il suffit de bien s’organiser avec son directeur de photographie. J’avais l’idée de tourner en silhouettes, d’avoir une lumière très jaune pour la scène centrale du tunnel donc c’est du travail, on a mis deux semaines avant de trouver comment obtenir le bon jaune sur la pellicule mais ça se fait. Je trouve en plus qu’il y a un vrai discours à faire contre cette forme de cancer qu’est le digital dans le cinéma. Ça ne rend même pas les films plus spectaculaires, tout le monde veut l’utiliser parce que c’est simple à faire mais le grand cinéma ça n’est jamais simple à faire. Je me demande aujourd’hui comment feraient les gens aujourd’hui des films comme Lawrence d’Arabie ou Taxi Driver, avec des fonds verts ? Et il y a ce délire des producteurs qui pensent que le public est débile et qu’il ne se rend pas compte de ce qui se passe sur l’écran. Mais quand c’est faux c’est faux, ça se voit tout de suite. Pour moi, c’était important sur ce film d’être centré sur le protagoniste, de rendre ce qui l’entourait flou. J’ai tout fait au service de l’histoire et à la fin la pellicule, c’est une sorte de magie pour les yeux. C’est 24 photogrammes immobiles qui, mis ensemble, bougent. C’est une vraie joie cette vibration de la pellicule. Le cinéma c’est de la composition plastique, pas digitale.

Combien de temps a duré le tournage ?

ADS : Onze semaines avec une bonne partie consacrée à la scène du tunnel sur l’autoroute qui a été compliquée car à chaque fois qu’il fallait refaire une prise, il faut refaire passer les voitures à 100 km/h, tout remettre en place, c’était minutes de temps perdu entre chaque prise. On en a passé des journées dans ce tunnel avec les gaz des voitures, c’était beaucoup de tension. Mais c’était primordial, faire cette séquence en fonds verts, ça aurait été du suicide sur le plan artistique.  

Propos recueillis le 9 mai 2023 à Paris.

Un grand merci à Maellysse Ferreira et Giulia Gié pour l’organisation de cette rencontre.

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