La Grande Bouffe : 50 ans de Mort au Travail…

17 mai 1973 – Festival de Cannes : première projection mondiale du chef d’oeuvre de Marco Ferreri sobrement titré La Grande Bouffe, gigantesque fantasme de cinéma tenant lieu dans l’intimité paillarde d’un hôtel particulier parisien et mettant la bourgeoisie française face à ses propres turpitudes… Dès lors la détente semble fatalement compromise, tant l’objet filmique inspire autant le rejet que l’indignation de la part des spectateurs de la Croisette ; véritable orgie cinématographique compilant tous les tabous qu’une certaine caste préférerait occulter pour mieux convenir à l’ordre établi La Grande Bouffe symbolise à elle seule LE scandale cannois par excellence : c’est sous une pluie de sifflets et d’invectives que l’auteur de L’Audience et de Dillinger est Mort est accueilli au sommet des marches de la Grande Salle du Palais des Festivals, accompagné des deux comédiens Michel Piccoli et Marcello Mastroianni et de leurs compagnes respectives que sont Juliette Gréco et Catherine Deneuve…

Marco Ferreri – celui par qui le scandale arrive – partage la même année l’affront du public cannois avec Jean Eustache et son dantesque La Maman et la Putain, autre impressionnant film-monstre de près de quatre heures voué lui aussi à bousculer la morale des cuistres de tout poil… Une 26ème Édition devenue donc aujourd’hui emblématique, tant ces deux longs métrages français ont à ce point défrayé la chronique de l’époque à renfort de thématiques tout à tour essentielles et sulfureuses, jouant d’une apparente désinvolture pour mieux esquisser les traits d’une humanité littéralement mise à nu, qu’elle soit à la fois vulgaire et excessive (principalement chez Marco Ferreri) ou davantage volage, oisive et inconséquente (chez Jean Eustache).

C’est pratiquement cinquante ans jour pour jour après cette projection originelle pleine de bruit et de fureur que ressort cette référence de Septième Art en ce mercredi 24 mai 2023 ; cinquante ans de mort au travail suggérant en filigrane toute la prodigieuse programmatique que ledit métrage constitue : montrer un quatuor de notables s’entendant comme cul et chemise aller au bout de leur angoisse en mettant en pratique – le temps d’un week-end prolongé – leur suicide collectif à la bouffe dans l’intériorité d’une résidence bourgeoise du 16ème arrondissement parisien. Et c’est ni plus ni moins sur cet enjeu simple mais néanmoins puissant que Marco Ferreri construit son drame, avec un mélange de précision et d’improvisation devant énormément à la complicité liant le cinéaste à ses quatre acteurs principaux. Nous suivrons donc le processus de vice et de mort de Ugo (Tognazzi), Michel (Piccoli), Marcello (Mastroianni) et Philippe (Noiret), tous quatre réunis pour un étrange séminaire gastronomique mêlé de chair et de bonne chère, de bidoche à profusion et de purée à bouche que veux-tu, de gâteaux pantagruéliques ou encore de poitrines fumées et/ou gélatineuses…

Mais si le public contemporain au réalisateur a en large partie préféré voir en La Grande Bouffe une pantalonnade passablement rabelaisienne (Marco Ferreri n’a de ce point de vue jamais caché son goût fortement prononcé pour les écrits de l’auteur de Gargantua, en témoigne son moyen métrage de fin de carrière Faictz ce que Vouldras qui se voulait être un hommage au grand et gouleyant Alcofribas Nasier, ndlr) plutôt qu’une étude philosophique, physiologique même, de la condition humaine il va sans dire que l’objet qu’il constitue fait avant tout (et surtout) figure d’admirable film sur l’amitié. Si Michel Piccoli y voyait entre autres choses un « formidable attrape-chrétien » Philippe Noiret envisageait quant à lui l’aventure du film comme une remarquable agape, manière pour les quatre comédiens à l’écran et amis à la ville de littéralement rompre le pain le temps d’un tournage…

Certes l’oeuvre n’est aucunement exempte d’outrances de toutes sortes : en montrant la déchéance de Ugo, Michel, Philippe et Marcello Marco Ferreri ne lésine pas sur une quantité non-négligeable d’effets chocs, à l’image du titre de son film : sexe, scatologie, flatulences, émétologie et obscénité voire même iconoclastie (principalement au travers du personnage de Michel se perdant dans d’incessantes litanies latines, perçu par exemple lors d’une séquence drolatique en train de singer Hamlet et son célèbre « To be or not to be » en apostrophant une tête de veau, ndlr), concert de trivialités témoignant d’une caste de nantis cherchant par tous les moyens à tromper l’ennui de leur existence. En ce sens La Grande Bouffe s’avère être une remarquable étude psychanalytique des figures en constituant le décorum : ainsi Marcello, pilote de ligne de son état et véritable leader et électron libre du groupe en paradoxe, nous fait l’effet d’un homme à femmes redoutablement libidineux tandis que Michel, davantage désincarné et difficilement ménagé par le cinéaste, fait figure de personnage de précieux ridicule culturellement inconsistant, incroyable en présentateur de télévision superficiel et vaniteux. Ugo incarne quant à lui un restaurateur glouton et truculent, annonçant les hostilités dès les premières minutes d’un métrage s’ouvrant logiquement sur ses préparatifs culinaires. Philippe enfin représente un juge d’instruction amer et tristement poupin, éternellement resté dans le giron maternel et par conséquent empêtré dans un conflit œdipien voué à se perpétuer ad vitam aeternam. Quatre hommes, quatre amis à l’angoisse particulièrement prégnante qui trouveront dans leur passage à l’acte dominical une manière pratiquement sartrienne de la dissiper.

Littéralement hénaurme, passionnant et profondément marquant dans son pessimisme notoire La Grande Bouffe demeure incontestablement l’une des références majeures du cinéma français des années 70 qui, sous des dehors grivois et délibérément gloutons, forme une comédie étrangement pathétique, allant au plus près du cœur et de l’os. Aussi amical et courtois que ses interprètes le film se voit de surcroît parachevé par la présence de la généreuse et charmante Andréa Férreol qui complète alors un casting résolument sans fausse note, à l’image du leitmotiv musical en forme de bossa-nova macabre du génial Philippe Sarde. Une pièce maîtresse.

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