Sick of Myself (Syk pike) : Narcisse mon amour

Jusqu’où iriez-vous pour attirer l’attention ? C’est la question que se pose le jeune réalisateur norvégien Kristoffer Borgli dans son dernier film Sick of Myself (Syk pike en version originale). Le cinéaste a déjà un palmarès plutôt reluisant pour son début de carrière avec son court métrage Former Cult Member Hears Music For The First Time en compétition au festival de Sundance en 2020 et Sick of Myself sélectionné pour Un Certain Regard à Cannes en 2022. Son film, en salles le 31 mai, est une plongée acide dans l’un des pires maux de notre société actuelle : la poursuite obsessionnelle d’attention.

Signe (interprétée par Kristine Kujath Thorpe) et Thomas (interprété par Eirik Saether) forment un couple au sein duquel ils sont sans cesse en compétition l’un contre l’autre. Thomas est un artiste contemporain ayant un certain succès dans des galeries huppées, mais sa carrière est bâtie sur du vent. Signe est serveuse dans un café mais ne rate jamais une occasion d’être le centre de l’attention dans les soirées mondaines ou au quotidien. Jalouse du succès de Thomas, Signe décide un jour de s’inventer une maladie et s’enfonce irrémédiablement dans son mensonge, jusqu’à dépasser le point de non-retour. Une petite galaxie de cinéastes se font un point d’honneur à réaliser des œuvres cartographiant cette jeune génération des 20-30 ans, généralement dans des pays occidentaux, afin d’aborder les sujets sociaux liés à l’identité virtuelle sur les réseaux, à la célébrité vaine et ce que cela engendre, au constant besoin d’attention et au voyeurisme, annihilant complètement la notion d’intimité. Après des pépites comme Mainstream (Gia Coppola, la nièce de Sofia, 2020), Spree (Eugene Kotlyarenko, 2020) ou Not Okay (Quinn Shephard, 2022), Borgli s’inscrit dans ce mouvement de portrait d’une génération en racontant le poids du mensonge et la mise en scène de sa propre existence.

Le film, tourné en pellicule pour un petit cachet retro, à ceci d’avantageux qu’il propose un sujet si fourni qu’il n’a pas besoin de sortir l’artillerie lourde côté mise en scène. Des plans simples, épurés, souvent fixes mais laissant tout le loisir au spectateur de se délecter des bassesses humaines, rendues délicieusement jouissives par l’incroyable performance des acteurs. Les personnages de Signe et Thomas sont écrits et incarnés à la perfection, jusqu’au plus subtil détail de jeu, rendant terriblement authentique les comportements narcissiques que nous avons certainement déjà rencontré dans la réalité. Le cinéaste alterne habilement les séquences au présent avec les fantasmes rêvés par Signe sur une vie de strass et de paillettes, uniquement motivée par la célébrité la plus superficielle, quitte à se détruire lentement pour l’atteindre. Ce personnage touche la réalité du doigt dans d’infimes détails de jeu, comme sa volonté de se mettre constamment en scène, la caméra de Borgli rendant tangible sa vanité maladive.

Il est difficile de représenter si subtilement des personnages aussi abjects que le couple de Sick of Myself. Néanmoins, Kristoffer Borgli et son casting de talent ont réussi à ne jamais tomber dans la grossière caricature du narcissique et à conserver une intelligence équilibrée entre fiction et exactitude du réel. De plus, il s’agit d’un film dont le genre d’appartenance variera en fonction du spectateur. Certains y verront une comédie très (très) noire, qui nous étire les lèvres en un sourire plus effrayant que celui du Joker. Pour d’autres, le film tiendra davantage du drame (avec même quelques accents de body horror, nous n’en dirons pas plus), le fait est qu’il est tout naturel de perdre foi en l’humanité après son visionnage. C’est une vraie victoire pour Borgli de s’être entièrement affranchi des étiquettes que son film aurait pu endosser rien que par son sujet. Au contraire il laisse la possibilité au spectateur de choisir sa manière d’appréhender son propos, sans l’influencer. Il déroule devant nos yeux un acte simple et ses conséquences naturelles immédiates et sur le long terme, de la même façon que Fred et Jamy nous expliquent objectivement la tectonique des plaques. Finalement, il faut aussi drôlement aimer ses propres personnages pour les pousser à commettre des actes aussi critiquables. C’est cet attachement entre un créateur et sa créature qui rend si précis le traitement du narcissisme à outrance chez Signe et Thomas.

Sick of Myself est un concentré de noirceur humaine, évitant néanmoins le point de vue misanthrope tant atttendu. Signe et Thomas sont responsables de leurs actes, mais sont aussi à moindre échelle, poussés par l’atmosphère sociale toujours plus tournée vers le paraître et la réussite uniquement matérielle. Le comportement de Signe témoigne d’un profond mal-être, qu’elle préfère dissimuler derrière l’altération de son propre corps, plutôt que de se pencher sur ses problèmes intérieurs. La toxicité de sa relation avec Thomas ne fait qu’accroître son besoin d’exister non pas pour elle-même, mais aux yeux des autres, et si possible du monde entier. Kristoffer Borgli n’est jamais juge, moralisateur ou hautain, il laisse ses personnages se saborder eux-mêmes, la caméra étant l’unique élément en face duquel ils ne pourront jamais mentir.

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