Primal : Héros des âges farouches

A l’occasion de la sortie de la série animée Unicorn : Warriors Eternal, nous avons eu envie de vous présenter la précédente œuvre de son créateur Genndy Tartakovsky. L’homme derrière Le Laboratoire de Dexter (1996-2003), Samouraï Jack (2001-2017) et la trilogie Hôtel Transylvanie, a réalisé en 2019 la série animée Primal, mise à l’honneur dans ce dossier. Pour vous donner une idée de ce qui vous attend, Primal, c’est un peu la rencontre très brutale entre la bande-dessinée Rahan (créée par Roger Lécureux et André Chéret en 1969), Conan le Barbare (la bande-dessinée et le film de John Milius de 1982) et le film d’animation L’Age de Glace (Chris Wedge, 2002). En seulement deux saisons, Genndy Tartakovsky nous offre une œuvre animée puissante dans laquelle violence et beauté s’imbriquent à chaque instant.

Située dans une préhistoire volontairement anachronique, Primal raconte l’histoire d’amitié atypique entre Spear, un homme des cavernes, et Fang, une femelle T-Rex. Les deux personnages se rencontrent suite à des circonstances dramatiques, chacun ayant perdu leur famille respective, massacrée par d’autres dinosaures carnivores. Seuls au monde et étant les derniers représentant de leur espèce, Spear et Fang vont donc parcourir les terres sauvages en unissant leurs forces pour survivre. Genndy Tartakovsky affiche explicitement l’influence du personnage de Conan sur son œuvre, en dessinant Spear avec une apparence délicieusement ressemblante au Barbare créé en 1932 : une peau tannée par le soleil, un pagne pour tout vêtement, une longue chevelure noire et raide et un regard dur, aiguisé par des années de lutte contre les menaces naturelles de ces terres hostiles. Concernant le personnage de Fang, Tartakovsky convoque tout l’imaginaire graphique lié à la représentation du T-Rex. L’anachronisme volontaire permet donc une plus grande liberté épique, permettant à Spear de livrer des combats dantesques contre de gigantesques dinosaures, pour notre plus grand plaisir de spectateur.

L’un des plus grands tours de force de cette série, qui nous confirme sa dimension d’œuvre d’auteur, est l’absence totale de dialogue. N’acceptant aucun compromis pour rendre son travail plus accessible ou démocratique, Genndy Tartakovsky nous plonge jusqu’au bout de son univers en faisant exprimer son personnage principal uniquement grâce à de rares grognements et borborygmes auxquels la T-Rex répond par des rugissements. De longues scènes silencieuses, parfois très contemplatives viennent asseoir cet univers particulier, suscitant réellement l’implication du spectateur et son attention. Comme il l’explique lui-même dans une interview « Il y a beaucoup de séries durant lesquelles vous pouvez envoyer des textos, juste écouter les dialogues et comprendre toute l’histoire. » (extrait d’une interview pour CBR) et en réalisant Primal sans aucun dialogue, Tartakosvky propose un procédé visuel purement démonstratif qu’il nous faut appréhender avec la plus grande attention pour vivre l’expérience au maximum. Il s’inscrit dans la lignée des grands cartoonists comme Tex Avery ou Hanna et Barbera, dont le travail se caractérise aussi par une absence totale de dialogue et la primauté des images et du discours visuel comme unique vecteur de sens.

Tartakovsky confronte ses personnages à la notion d’évolution et développe une dualité intéressante entre sauvagerie et civilisation. Le personnage de Spear a ceci de fascinant qu’il passe de scènes très attachantes dans lesquelles le spectateur éprouve de l’empathie à son égard, à des scènes d’une violence sans limite, où Spear nous apparaît comme une bête sauvage dénuée d’humanité. Le réalisateur arrive à maintenir une coexistence de ces deux facettes. L’homme des cavernes est capable d’avoir un regard presque poétique sur le monde qui l’entoure mais la nature de ce monde le pousse aussi à faire preuve d’une férocité implacable dans l’unique but de survivre. Malgré l’abondance de violence graphique très crue, l’œuvre ne laisse jamais sa singularité se noyer dans le sang. L’intérêt du spectateur est maintenu bien au-delà du plaisir cathartique éprouvé dans les scènes de combat magistralement animées, grâce au réel attachement que l’on éprouve pour ce duo étrange, malgré son recours régulier à l’extrême violence.

L’animation a ceci de prodigieux qu’elle permet une déformation assez importante de la réalité sans pour autant amoindrir la crédibilité du récit. Il nous semble tout à fait logique d’assister aux capacités surhumaines du personnage de Spear, capable de tuer trois T-Rex à lui tout seul, de venir à bout d’une horde de chauves-souris géantes ou de mettre K.O. un gorille en combat singulier. Le personnage emprunte ici à l’imaginaire commun de l’homme sauvage, mêlé au fantasme de l’homme des cavernes plus fort et supérieur physiquement à l’humain évolué. Le motif de la lutte naturelle entre humain et animal est quelque chose qui a déjà été exploré par l’écrivain américain Edgar Rice Burroughs, le créateur de Tarzan, l’homme sauvage le plus célèbre de la pop-culture. Le premier roman de l’Homme Singe est publié en 1912, et dès cette époque, Burroughs qui baigne dans la pensée colonialiste et raciste du début du XXe siècle, imagine une sorte d’idéal masculin qui combinerait la pseudo-supériorité blanche et éduquée de la civilisation avec les capacités physiques surhumaines issues de la sauvagerie. A sa création, Tarzan reflète donc cet idéal raciste et complètement dépassé aujourd’hui d’un possible gentleman anglais séduisant doublé d’un homme sauvage au sommet de la chaîne alimentaire et capable de venir à bout des plus terribles prédateurs. Lorsque l’on compare Spear à Tarzan, son ancêtre culturel, on se rend compte que Tartakovsky a fabriqué une sorte de surhomme sauvage crépusculaire. Là où Tarzan ne possède que des qualités (intelligence, beauté, force), Spear apparaît comme un penchant de l’homme sauvage plus sombre, plus crédible et plus en phase avec notre époque. Le personnage met en avant le prix à payer pour être l’archétype idéal du survivant : perdre à chaque tuerie un peu de son humanité et être condamné à la solitude et à l’errance. Ça n’est pas anodin que le seul ami de Spear soit un T-Rex, c’est-à-dire un autre exemple de super prédateur, plus enclin à inspirer la peur que la sympathie.

C’est là toute la subtilité de ces deux personnages et donc la force de Primal. Bien loin de faire étalage d’une succession de scènes d’actions spectaculairement violentes, la série raconte la chute lente du dernier véritable homme sauvage et de son compagnon saurien. Dans un monde préhistorique régi par les lois naturelles de la proie et du prédateur, les personnages sont privés de choix et contraints à l’ultime recours de la violence pour survivre. En portant le poids de son extinction sur les épaules, c’est en survivant au prix de son humanité que l’homme sauvage prouve une dernière fois la valeur de son existence.

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