Fairytale : Conte de faits

Réalisateur prodigue et prodigieux, chantre des élégies filmiques et comme aux confins du cinéma expérimental Alexander Sokurov nous revient cette année avec une Oeuvre à l’intitulé aussi lapidaire qu’évocateur : un Conte de fées aux allures de vrai-faux drame historique pétri d’iconoclastie étalée sur près de 80 minutes de photogrammes animés, photogrammes mêlés de magie et de noirceur existentielle pour le moins prégnantes.

On savait le cinéaste russe, épigone prioritaire du grand et canonique Andrey Tarkovsky, féru de peintures et de (très) longs métrages aussi fascinants que bouleversants à la dimension mémorielle proprement secouante et hypnotique, avec en point d’orgue le chef d’oeuvre Voix Spirituelles que notre Grand Homme réalise au mitan des années 1990 mais aussi le somptueux et pharaonique Le Jour de l’éclipse qu’il tourne quelques temps plus tôt, poème lyrique sur fond d’apocalypse ontologique des plus dévastatrices sur le plan purement plastique. Esthète exemplaire, cinéaste-peintre s’il en est Sokurov à toujours mis un point d’honneur à travailler la texture des ses nombreuses et superbes images de Septième Art : qu’il s’agisse de la magnifique peinture en mouvance que constitue son beau et poignant Mère et Fils, de sa trilogie du pouvoir formée de Moloch, Taurus et Le Soleil et même du plan-séquence unique et éminemment virtuose représenté par L’arche Russe le Cinéma de Alexander Sokurov travaille, triture la matière des images qu’il tourne inlassablement depuis près d’une cinquantaine d’années. En incorporant toute sa Science et sa Culture des images fabriquées à l’Histoire (L’arche Russe, incroyable promenade d’une heure et demi dans les allées munificentes du Musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg puisait certainement sa source dans toute l’érudition artistique intrinsèque au cinéaste, ndlr) Sokurov n’a de cesse depuis ses débuts de sublimer les beautés et les horreurs du passé sous l’impulsion d’un présent-témoin, modernisant de film en film sa technique pour mieux concilier les temps révolus et ceux d’aujourd’hui : preuve en est de ce mystérieux et saisissant Fairytale, visible en salles dès le 10 mai d’une année décidément riche en diversité filmique et artistique.

En conjuguant une quantité pléthorique d’images d’archive et une technique numérique privilégiant l’isolement visuelle et les modulations souvent imperceptibles du mouvement tout en constituant entièrement un décor intégralement factice présenté dans un Noir et Blanc mêlé d’archaïsme et de beauté marmoréenne Alexander Sokurov nous propose avec Fairytale un long métrage pour le moins étonnant voire parfois déconcertant ; réunissant dans le même film les figures historiques de Adolf Hitler, de Joseph Staline, de Winston Churchill et de Benito Mussolini l’auteur nous invite à croire à une situation des plus aberrantes : voire certains des plus grands criminels de l’Humanité du XXème Siècle propulsés dans un éventuel purgatoire aux dehors hétérogènes, improbable antichambre post-mortem au coeur de laquelle chacun des principaux intéressés auront – ou non – à répondre de leurs actes.

Présenté tel quel Fairytale équivaudrait ni plus ni moins à une vulgaire boutade dénigrant éhontément les véracités historiques aujourd’hui intouchables et indiscutables. Mais en redonnant vie à Hitler, à Staline et à leurs tristes homologues Sokurov fait montre d’une rigueur de reconstitution redoutable et pratiquement hallucinante, tournant son nouveau long métrage dans pas moins de cinq langues différentes (allemand, russe, anglais, italien mais aussi français, au détour de la figure présentée sporadiquement par le cinéaste de Napoléon Bonaparte, ndlr) tout en effaçant pertinemment la barrière séparant l’archivage de la numérisation, les faits réels de l’imaginaire, l’Histoire de l’histoire. Il s’agit bel et bien d’un conte de faits, d’un conte de mé-faits dans ce somptueux Fairytale, Sokurov perpétuant sa modernisation de l’image filmique déjà entamée dans le précédent Francofonia, métrage hybride citant déjà à maintes reprises Hitler et ses innombrables exactions (le chancelier allemand étant déjà le sujet central du superbe Moloch réalisé en 1999 par le réalisateur, ndlr).

Fairytale montre, à hauteur de dictateurs déchus, un Homme responsable de son Histoire et devant l’assumer dans sa totalité. Si Staline, Mussolini et consorts furent les dirigeants premiers des plus grands crimes du XXème Siècle (fascisme, soviétisme, nazisme : autant d’idéaux particulièrement erronés, fruits de l’imagination malade d’une petite poignée d’êtres humains seulement) bon nombre d’hommes et de femmes ont suivi leur mentor puis exécuté des millions d’innocents, transformant l’Histoire en une terrible succession de génocide sans motif un tant soit peu décent et véritable. C’est au gré d’une marée de sépulcre et d’une masse informe vouée représenter les centaines de milliers de victimes sus-citées que Alexander Sokurov suggère avec modestie et intelligence toute la relativité de l’Horreur de la nature humaine. « Il faudrait tuer le petit Hitler qui est en chacun de nous« , songeait le grand Elem Klimov lors de la sortie de son chef d’oeuvre Requiem pour un Massacre dans le courant des années 1980 : nous n’aurons du mieux dire au regard du poème morbide mais paradoxalement ravissant présenté en la forme de ce Fairytale factice mais probant dans le même mouvement de hauteur humaine et existentielle. Un film hors-norme, exigent certes mais généreux pour peu que l’on se prête à l’exercice qu’il signe et persiste sur nous de manière spirituellement obsédante. A voir absolument.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*