Le Paradis : La tendresse imprègne la toile

Joe, adolescent de 17 ans, espère sortir du centre fermé pour mineurs délinquants où il purge sa peine. La survenue d’un nouveau jeune, William, va bouleverser toutes les perspectives… Le Paradis, film de Zeno Graton qui sortira ce mercredi 10 mai sur nos écrans, transmute un lieu carcéral en un sublime écrin d’une passionnée et universelle tendresse.

Zeno Graton, né à Bruxelles en 1990, est diplômé de l’INSAS en direction photo. Il a écrit et réalisé plusieurs courts-métrages de fiction primés dans de nombreux festivals internationaux, dont Mouettes (2013), et Jay parmi les hommes (2015) diffusé sur ARTE et nominé aux Magritte du Cinéma, qui abordait la question des injonctions virilistes. Le Paradis est son premier long-métrage. C’est d’abord une histoire d’amour entre deux adolescents : peu importe le genre, peu importe les conditions de l’avènement de la passion, c’est avant tout une évidence, une source de vitalité et d’énergie pulsionnelle qui révolutionne les perceptions et les perspectives. Pour Joe et William, cet amour, ce n’est pas qu’une bouée de sauvetage, c’est plus qu’un moyen de supporter l’enfermement, c’est ce qui va déterminer le reste de leur existence, leur donner la force le résister et le désir de continuer. Le paradis, ils vont le créer à deux. La lumière illumine les barreaux. On peut d’ailleurs souligner le magnifique travail pour magnifier visuellement les élans passionnels des protagonistes.

Même si l’éveil d’un désir entre garçons se heurte fatalement à la nécessité du secret dans le cadre oppressant et fortement virilisé qu’est celui du centre pour mineurs, le groupe n’apparaît pas ici comme fondateur fondamentalement voué à se déchaîner dans la violence et les préjugés. Bien au contraire, une fraternité née de l’exclusion transcende tous les jugements : les adolescents ont su se créer leur Eden communautaire. Malgré les frustrations et les rejets, une magnifique fleur est née de la fange : elle a pour nom tendresse. C’est bien sûr celle des deux amants dont tous les gestes, regards et hésitations sont autant de signes de la profondeur maladroite de leurs élans ; c’est aussi celle qui lie tout le groupe et fait vibrer le spectateur lors de moments d’effervescence commune aussi banals et pourtant miraculeux qu’une partie de football ou qu’une pluie rinçant les corps et rassérénant les âmes. Le film de Zeno Graton s’avère aussi salvateur dans sa mise en scène d’une tendresse transcendant toutes les frontières que le documentaire Vers la tendresse d’Alice Diop (2016)  et aussi nécessaire dans sa capacité à mettre en avant l’universalité d’un amour qu’un I love Simon (Greg Berlanti, 2018).

Le genre carcéral n’a jamais vu sa popularité décliner autant au cinéma (le film Les Evadés de Frank Darabont, sorti en 1995, est ainsi resté longtemps en tête de multiples classements et, bien sûr, on pense à tous les nombreux classiques comme La Grande Evasion de John Sturges en 1963 ou, dans un style bien différent, Le Trou de Jacques Becker en 1960) qu’à la télévision ( avec des séries aussi renommées que Oz , Orange is the new black ou encore Prison break). Le lieu de de claustration peut tout aussi bien être la prison en tant que telle qu’un camp nazi ou un centre pour mineurs comme c’est le cas ici (Zeno Graton citant l’influence de Scum d’Alan Clarke, sorti en 1980, dans l’interview qu’il nous a consacrée). Plusieurs aspects de ce genre peuvent être mis en avant: ce qui s’est passé avant l’incarcération, la manière dont se déroule celle-ci avec souvent des structures de groupe s’opposant ou collaborant et la violence de l’encadrement, la thématique de la réinsertion nourrissant les espoirs des prisonniers, parfois acquise et alors en proie à la froideur du milieu d’origine qui n’accepte pas toujours de retrouver la brebis égarée toujours vue comme galeuse et enfin la possibilité de l’évasion notamment quand tout espoir judiciaire semble éradiqué. Ici, si le cadre est très réaliste (Zeno Graton a fréquenté longuement le centre), la thématique de la prison s’efface au profit de la naissance de l’empathie fraternelle et fusionnelle: on ne sait à peu près rien de ce qui s’est passé avant, il n’y a guère de violence outrancière dans les lieux, la difficulté de la réinsertion, notamment la froideur d’un système incarné par une juge est aussi et surtout une mise à l’épreuve des sentiments, l’évasion, si elle peut être matérialisée, est avant tout celle que permet l’éveil des passions.

Et que dire des deux acteurs principaux Khalil Garbia et Julien de Saint Jean ? Ils sont tout simplement extraordinaires : à aucun moment, on ne doute de leurs personnages, ni de leur passion. Leur interprétation est extrêmement habitée, tout en étant nuancée. Leurs joies comme leurs crises sont autant de moments qui émeuvent et ébranlent le spectateur totalement acquis à leur histoire. Et on ne peut que féliciter tout le casting, que ce soit les jeunes ou l’encadrement, qui sont tous joués avec subtilité et sans manichéisme.

Un certain symbolisme imprègne le film. Le titre lui-même pourrait paraître ironique, mais on a vu qu’il pouvait qualifier la transfiguration des lieux par la fougueuse passion et la tendre fraternité. On retrouve à plusieurs reprises la présence du serpent, qu’il soit apprivoisé par le charmant et charmeur William ou tatoué sur le corps de l’aimé. Cette créature est associée à la liberté qui peut exister même entre les murs, celle de la foi en l’autre et en un ailleurs, celle de la fin de l’asservissement à un ordre patriarcal et de l’avènement d’une société qui aurait su briser les chaînes de la normativité. Qui dit serpent dit musique envoûtante et celle composée par Bachar Mar-Khalifé permet avec virtuosité d’entendre « la voix de l’âme de Joe » pour reprendre les propos du réalisateur qui a aussi déclaré avoir été très influencé par les écrits de Rûmî, poète persan du Moyen-Âge à l’origine d’une branche de l’Islam, le soufisme, permettant l’accès à la spiritualité par le corps et par la danse. Lors de plusieurs scènes, musique et poème nous donneront accès à l’intériorité des personnages dont la transe ne peut qu’impliquer le spectateur. Ainsi, ils échapperont au triste destin des poissons figés dans la glace, quand toute passion s’est gelée, pétrifiée par l’habitude et le renoncement.

En ce qui concerne les choix de mise en scène, ils permettent avant tout de mettre en avant la dialectique entre grises frontières et échappée belle. Les grilles, les barreaux, les murs n’empêchent pas de voir la mer et d’aspirer à un ailleurs. La séparation entre deux chambres n’empêche pas la communication des amants, à l’instar d’Un chant d’amour de Jean Genet (1950). Les voix off peuvent se mêler quand les âmes sont emmêlées. Le flou de l’environnement met en valeur la netteté des sentiments. La vigueur des mouvements de caméra exprime l’intensité des affections hors norme. Lumière et couleur (le réalisateur a été inspiré entre autres par le lyrisme de Querelle de Fassbinder, sorti en 1982) sont en adéquation avec l’osmose amoureuse s’épanouissant dans ce paradis.

Ce Paradis, c’est aussi celui de ce trop court et si précieux instant que constitue la vision d’un film pétri de tendresse sans aucune mièvrerie, à même de permettre à ses heureux spectateurs cette échappée aux cotés de Joe, William et leur fraternelle camaraderie.

1 Rétrolien / Ping

  1. Arrête avec tes mensonges : Quand surgissent les fantômes du passé -

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*