Spree : Une virée devenue virale

On est en live, on stream, on like, on follow… Depuis l’émergence de l’existence virtuelle grâce à internet et les réseaux sociaux, une partie de la population devient de plus en plus familière avec ces nouveaux termes et les nouvelles habitudes qu’ils désignent. Qui dit nouveaux médias, dit nouveaux métiers comme celui d’influenceur. Le cinéaste Eugene Kotlyarenko va s’intéresser à ce nouvel archétype de personnage, appelé aussi créateur de contenu, et va développer toute la controverse et le questionnement éthique qu’entraîne cette nouvelle activité dans son bijou Spree, à streamer dès maintenant sur Shadows.

Spree raconte l’histoire de Kurt Kunkle, un jeune homme qui a essayé de percer pendant plus de 10 ans sur les réseaux sociaux. Après être passé par toutes les tendances, des débuts de YouTube à TikTok, il se rend enfin à l’évidence : il n’a aucun talent et ne sera jamais célèbre. Au pied du mur, il tente le tout pour le tout et organise un dernier live durant une de ses journées de travail en tant que chauffeur Spree (l’équivalent de Uber). Durant cette virée, il ne se mettra absolument aucune limite pour faire le buzz. Spree est une œuvre que l’on pourrait qualifier de générationnelle. A la manière de l’excellent Not Okay (Quinn Shephard, 2022), il aborde avec virulence et cynisme l’obsession de la célébrité par le clic, le complexe très actuel de vouloir être vu absolument partout, d’avoir une présence virtuelle et d’accumuler toujours plus de followers. Le personnage de Kurt, magistralement incarné par Joe Keery (qui joue Steve dans Stranger Things), est un jeune mal dans sa peau qui s’imagine atteindre une forme illusoire de reconnaissance en assouvissant les pulsions voyeuristes et sadiques des internautes. Sans divulgâcher, vous l’aurez compris, le personnage ne va pas hésiter une seule seconde à fabriquer un spectacle de violence dans sa poursuite de buzz. Les personnages qu’il croisera sur sa route, et notamment l’humoriste Jessie Adams (Sasheer Zamata), vont tous d’une manière ou d’une autre alimenter cette déchéance virtuelle, sans qu’aucun ne soit finalement meilleur qu’un autre. Ils incarnent tous avec brio différentes facettes de cette maladie digitale qui sclérose toujours plus durablement notre société mondialisée.

Kotlyarenko ne s’arrête pas juste à un bon personnage et une bonne histoire : il propose un spectacle immersif jouissif et d’une maîtrise impressionnante, en construisant visuellement son film selon les codes d’images inhérents aux lives et aux chaînes de streams en ligne. Armé de plusieurs caméras installées dans sa voiture et de son téléphone qui filment continuellement, Kurt va documenter son trajet, et le cinéaste va mêler son point de vue à celui d’autres personnages, toujours par l’intermédiaire du téléphone qui filme. L’œuvre est entièrement dénuée d’image « cinématographique », donnant ainsi cette impression d’immersion totale du spectateur dans le flot ininterrompu d’images virtuelles. En plus de l’intérêt lié à son sujet, cette mise en scène correspond à l’aboutissement contemporain d’un idéal cinématographique fantasmé par Orson Welles, le réalisateur du classique Citizen Kane (1941). Grâce à l’hybridité des images, mélangeant des caméras embarquées dans la voiture, différents lives sur différents téléphones avec les commentaires des internautes défilant en temps réel, parfois simultanément en adoptant la technique du split-screen, on atteint la forme paroxystique du spectateur actif. En effet, Welles discourait sur l’importance de montrer plusieurs éléments essentiels à l’écran et de laisser le spectateur choisir lui-même ce qu’il souhaite voir, sans utiliser l’objectif de la caméra pour lui indiquer ce qu’il doit voir. Spree reprend ce concept et l’adapte à la forme actuelle d’hybridité et de torrent d’informations visuelles. Le film ne vous laissera pas une minute de répit car il sollicite constamment une attention accrue de votre part mais vous laisse aussi une grande liberté dans le choix de ce vous voulez regarder.

Mais pas de panique. Malgré sa forme complètement déstructurée par rapport aux canons traditionnels et son débit intense d’informations, le film reste parfaitement accessible et compréhensible. De plus, la seconde victoire du cinéaste vient du fait qu’il ne laisse pas la forme empiéter sur le fond. Son histoire, de prime abord assez classique, est très bien ficelée, cohérente, et nous tient en haleine jusqu’à son dénouement. Il allie à la perfection son discours et sa grammaire visuelle, qu’il puise dans le terreau de la culture virtuelle contemporaine, sans que cela ne paraisse surfait. Nous pourrions même aller jusqu’à dire que dans une certaine mesure, Spree devrait faire partie d’un programme pédagogique diffusé dans les établissements… Ou peut-être pas, ça pourrait donner des idées malsaines à des ados instables.

Spree est tout simplement une réussite, car tous les éléments qui le constituent (jusqu’à son équipe de producteurs comprenant le rappeur Drake, il fallait le mentionner) sont exactement à la bonne place et l’ensemble est dosé à la perfection. Nous sommes face à une œuvre faussement innocente et qui, derrière son audace visuelle, porte un message d’une importance capitale. Il fait le portrait acerbe de l’Homo Digitalis, ce primate évolué qui utilise son merveilleux pouce préhenseur pour scroller sur son téléphone à l’infini, affirmant ainsi sa domination incontestée sur le règne animal.

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  1. Sick of Myself (Syk pike) : Narcisse mon amour -

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