La Conférence : Libéralisation du fascisme

La Conférence est un film difficile à aborder en tant que critique. Reconstitution de la conférence de Wannsee où les ministres du Reich se sont mis d’accord sur l’application de la Solution Finale (celle qui anéantira 6 millions de juifs à travers l’Europe), le film est impeccablement mis en scène et interprété. Matti Geschonneck a fait le choix de tourner l’entièreté du long-métrage dans la véritable villa où s’est tenue la conférence. Avec l’appui du compte-rendu et des différentes recherches historiographiques, les dignitaires nazis y sont dépeints dans toute leur inhumanité, au point où le spectateur se raccroche au moindre signe de normalité venant de leur part. On assiste donc à leurs luttes de pouvoir et aux (légères) divergences intellectuelles concernant la “question juive”. Il manque néanmoins une vision d’auteur à un film qui ne fait que refictionnaliser un événement passé sans apporter de propos original sur une période déjà traitée mille et une fois au cinéma et à la télévision. En ce sens, un docu-fiction aurait très bien pu être, autant, voire plus efficace, en donnant au spectateur le contexte et le recul nécessaire à la bonne compréhension du récit. Malgré les adroites tentatives du scénariste réalisateur pour éclaircir du mieux qu’il peut les relations entre les différents membres de la conférence, on est rapidement perdus par le nombre d’informations à emmagasiner en aussi peu de temps. À la finale, ce qu’on retire du film n’a rien de révolutionnaire : les nazis sont tous d’odieux salopards, le parti était un repaire de loups prêts à s’entredéchirer et les Juifs d’Europe ont été décimés par la froide nirationalité de leur haine… Alors comment aborder cette œuvre d’un point de vue cinématographique quand tout est plus ou moins résumé dans ce simple paragraphe ? En y insufflant une autre grille de lecture, ici analogique, avec la figure de l’entreprise moderne lorsqu’elle décide de délocaliser ses moyens de production au mépris de la vie de ses employés.

Toutes les personnes présentes à la conférence de Wannsee étaient relativement jeunes. Entre 35 et 51 ans, les hauts dignitaires nazis sont loin d’être des vieux croulants réactionnaires, mais bien des jeunes ambitieux, cruels et bien plus enragés. Reinhard Heydrich, le jeune prodige SS, a à peine 37 lorsqu’il annonce son projet de Solution Finale à la conférence de Wannsee. Tel le Golden Boy d’un grand groupe industriel, il pense révolutionner la “question juive” et débarrasser le Reich des problèmes logistiques rencontrés jusque-là. Il a déjà tout exposé à Hilter, leur PDG tout-puissant, dont les paroles et le nom seront cités à la moindre occasion sans jamais apparaître à l’écran. Hitler a validé la proposition et s’est empressé de nommer Heydrich à la tête du projet au grand dam de Wilhelm Stuckart, le secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur et rédacteur des lois antisémites de Nuremberg, pressenti au poste. Car, comme dans toute nouvelle proposition au sein d’une aussi grande structure, l’annonce rencontre un certain nombre de contradicteurs. Beaucoup s’inquiètent des retombées économiques et sociétales. Est-ce bien raisonnable de déporter ceux en état de travailler quand on peut continuer de les utiliser comme main d’œuvre esclavagisée ? Que faire des soldats des Einsatzgruppen qui finissent par devenir fous à force d’exécuter femmes, enfants et vieillards à longueur de journée ? Que va penser l’opinion publique s’ils déportent des Juifs allemands ? Que faire des demi-juifs ? Des quarts-juifs ? Toutes ces questions practicopratiques requises lorsqu’on souhaite effacer un peuple entier de la surface de la Terre. En effet, la première volonté d’exil juif ne convient pas ! Tous rejoindraient les forces ennemies et ne feraient que reculer le problème lorsque le Reich aura conquis le reste de la planète. C’est là qu’entre en jeu la fameuse “Solution Finale”. Heydrich a en tête quelque chose de plus définitif, de moins direct, de plus “humain” comme il osera le décrire. Il parle bien évidemment des chambres à gaz qu’il garde comme une sorte de cerise sur le gâteau, se délectant de toutes les interrogations de ses pairs. Les juifs les plus “importants” auront un répit (à condition qu’ils acceptent la stérilisation), mais tous mourront en fin de compte. Le Steve Jobs du génocide a parlé !

Le vieux Friedrich Wilhelm Kritzinger, ancien soldat devenu secrétaire d’État adjoint à la Chancellerie, est artificiellement représenté comme étant le seul à se soucier de la moralité du meurtre d’une population aussi importante. Le vétéran voit, d’un œil méfiant et expérimenté, les sacrifices demandés par une telle entreprise. Sans grande surprise, il sera plus tard révélé, qu’en bon nazi, il craint, non pas pour la vie des juifs, mais bien pour la santé mentale de ces pauvres soldats allemands forcés à tuer à longueur de journée. Chose dont se défendent les deux commandants de la Police de Sûreté Allemande, très fiers de leur “travail” sur le front est, tels deux commerciaux zélés par la culture de leur entreprise, incapables de voir quand celle-ci est en train de les détruire intérieurement. Il reste Josef Bühler, secrétaire d’État au bureau du Gouvernement général, chargé de faire valoir l’importance de s’occuper en premier du ghetto de Varsovie, devenue une sorte de poubelle pour tous les juifs de la région. Tout aussi fanatiques qu’ils étaient, tous cherchaient à faire valoir leurs intérêts personnels. Dans cette salle, on ne parle pas d’humains, mais d’une figure jugée inférieure, de chiffres qu’il faut liquider. On ne tue pas, on évacue, on traite spécialement, on règle un problème d’hygiène raciale… Il n’y a pas d’affect, juste une froideur calculatrice qui permet de se détacher de la moindre morale. Ces hommes sont persuadés de faire la bonne chose, d’être les héros de l’histoire qu’ils souhaitent écrire pour le futur. Victimes de leur propre arrogance, le compte-rendu de cette conférence dont ils sont si fiers servira de preuves lorsque le temps de les condamner pour leurs atrocités sera venu. Dans une gravité et des proportions bien différentes, une entreprise se rapproche de ces raisonnements lorsqu’elle délocalise dans un but purement lucratif. Elle ne se soucie pas des dégâts qu’elle inflige à des régions entières, des vies essorées par des années de travail qu’elle brise du jour au lendemain. Les humains sont des données que l’entreprise peut déplacer d’un continent à l’autre. Tant que les bénéfices sont maintenus, rien d’autre importe. Les dirigeants prennent la décision entre deux réunions, sans le moindre regard sur les conséquences de leurs actes. Après la conférence de Wassenn, Heydrich et ses comparses s’envolent pour régler d’autres questions subalternes. La décision d’éliminer des millions de personnes n’était qu’un point banal dans une journée banale. L’horreur n’a pas besoin de monstres ou de tueurs, elle réside dans cette indifférence malheureusement toujours présente de nos jours. L’indifférence du “eux” et du “nous”, entre “ceux qui dirigent” et “ceux qui doivent être dirigés”, comme si nous n’étions pas tous membres d’un groupe commun : l’Homme. 

Matti Geschonneck n’est pas David Fincher (The Social Network) ou Sidney Lumet (Douze Hommes en Colère). Bloqué par son propre concept de mise en scène, le film peine à convaincre totalement et souffre de longueurs malgré une compilation de passages croustillants. Notamment, lorsqu’un dignitaire avoue ne jamais avoir rencontré son idole Hitler et demande, penaud, a ce que cette injustice soit réparée. Aussi acquis que peut l’être la question nazie dans l’histoire moderne, un rappel régulier de leur ignominie ne fait pas mal, surtout à une époque où leur empreinte a été légèrement diluée par leur surutilisation caricaturale dans la culture populaire et où certains hésitent moins qu’avant de se revendiquer d’une idéologie proche de la leur. Et puis, il y a ces libéraux qui aiment jouer au jeu de la comparaison avec les crimes soviétiques par volonté idéologique dans une France en plein bouleversement politique. Soyons plus intelligents et laissons ce passé hors des discussions puériles de nos réseaux sociaux. Essayons simplement de faire en sorte que jamais ne se reproduisent de telles aberrations morales.

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