L’étrange trésor de Rudolph W. Hertz : Treize bobines à la douzaine

C’était écrit. Sur une pancarte érodée par le temps et l’humidité des années passées un mot, unique, était à déchiffrer : OZBUD. Cinq lettres mystérieuses imprimées sur un panonceau de métal armé, cinq lettres marquées en gros caractères rouges rutilants sur un fond blanc cassé, fané par les outrages de plusieurs décades de Cinéma révolues. Un mot des plus énigmatiques scellé sur la face élevée d’une gigantesque caisse de bois gris et vermoulu de près de deux mètres de haut, et en faisant autant de long comme de large. Un cube en tout point parfait, que notre cher éditorialiste Alexandre Coudray a eu la chance d’entrevoir le 18 mars dernier dans les locaux de la société EuropaCorp, sanctuaire bessonnien saisissant pour l’occasion le bien fatidique sur lequel un homme, un seul, a pris le soin d’apposer le fin mot de toute une histoire : OZBUD.

Cet homme, qui n’est autre que l’inénarrable Rudolph William Hertz alias Billy Ruff disparu un jour tragique de novembre 1984 des suites d’une trithérapie foudroyante, avait de son vivant un trésor unique en sa possession de rentier cinéphile : cette caisse de bois de forme parfaitement cubique, contenant en son sein pas moins de treize films de Cinéma jamais vus auparavant. Une véritable mine que l’homme prodigue avait soigneusement gardé dans le vaste grenier de sa villa située non loin de Reno dans le Nevada, mine comptant près de 110 bobines de pellicule 35 mm, autrement dit 6 à 10 bobines par long métrage en moyenne.

S’étant mystérieusement retrouvée dans les arcanes de EuropaCorp en ce début d’année 2023 (on soupçonne un certain Luc d’avoir acquis le bien à des fins créatives et récréatives, ndlr) ladite caisse était accompagnée – outre ces treize longs métrages que nous aurons sans doutes la chance, nous l’espérons du moins, de découvrir un jour futur – d’un billet lapidaire aux résonances quasiment testamentaires écrit par Billy Ruff en personne, et qui disait à peu de choses près ceci :

« Ceci est l’héritage de toute une vie de recherches acharnées et passionnées. Je salue de mon propre chef les treize artistes m’ayant miraculeusement légué leur dernier trésor, et salue au passage les cinéphiles de tout bord et de tout horizon qui auront peut-être un jour la chance de découvrir ces pépites dont la valeur reste à ce jour encore inestimable. Cinématiquement vôtre, Rudolph W. Hertz. »

Un billet laconique lui-même accompagné de la liste des treize longs métrages conservés par le Grand Homme depuis près d’une quarantaine d’années ; une liste que la Société EuropaCorp a pris le temps de dresser afin d’informer tout un chacun des trésors contenus dans le cube de Billy Ruff. Avec l’aval de mes rédacteurs en chef Mathieu Le Berre et Alexandre Coudray et du secrétaire général de la Société EuropaCorp il m’a été permis de faire part aux lecteurs de Close-Up Magazine de cette liste pour le moins retentissante, et la voici.

  1. LA GAZZA LADRA de Federico Fellini (1971). Durée 2h45min – Italie.

Écrite dans la foulée du tournage de Otto y Mezzo cette épopée musicale de près de trois heures tient lieu dans une Florence estivale de rigueur. Le film comprend comme têtes d’affiche Marcello Mastroianni dans le rôle d’un chef d’orchestre démuni allant de paire avec une flûtiste espiègle et minaudière interprétée par Giulietta Massina ainsi que Vittorio Gassman dans la peau d’un impresario crapuleux, désireux de nuire au milieu. Immanquable.

2. LE DANSEUR DE RUMBA de Jean Vigo (1926). Durée 60minutes – France.

Un an avant le tout premier film parlant de l’Histoire du Cinéma (Le Chanteur de Jazz réalisé par Alan Crosland, ndlr) Jean Vigo a pour projet de réaliser le film muet ultime, et convoque en loucedé Joseph Boulanger, star discrète et officieuse du milieu de la danse latino des années folles et furieuses. Nous sommes quelques années avant L’Atalante et Zéro de Conduite et Jean Vigo n’est alors qu’un illustre inconnu… quel meilleur miracle alors que l’apparition de cet incunable de Septième Art dont la force visuelle dépasse toutes nos espérances ! On se surprendrait presque à nous déhancher devant l’écran au cours de la projection… Jean Vigo ou les prémisses de la réalité virtuelle.

3. DU RIFIFI CHEZ LES HUILES de Billy Wilder (1947). Durée 1h45min – Etats-Unis.

Sous ses airs de film noir crépusculaire cette pépite de Billy Wilder se livre humblement comme l’une des plus grandes comédies sophistiquées d’après-guerre. Jack Lemmon a seulement 22 ans et n’a encore jamais fait de cinéma lorsqu’il tourne dans Du rififi chez les huiles : l’acteur en herbe excelle dans l’art d’assommer ses agresseurs à coups de bouteilles de lait dans les bas-fonds d’un Chicago déliquescent mais ravissant. A noter la présence de Richard Widmark fraîchement sorti de l’expérience de Kiss of Death de Henry Hathaway, extraordinaire en grand ponte du crime organisé fricotant avec l’incontournable Gloria Swanson, que Wilder redirigera trois ans plus tard dans son Sunset Boulevard.

4. DISABLED de David Lynch (1974). Durée 1h10min – Etats-Unis.

Disabled n’est rien de moins que le véritable premier long métrage de Sir David Lynch, n’en déplaise aux aficionados du cinéaste et aux amoureux du renversant Eraserhead ! Tourné en trois semaines dans le même garage ayant servi de laboratoire aux expérimentations visuelles et sonores du film sus-cité Disabled permet à Vincent Price de nous livrer l’une de ses compositions les plus marquantes, énorme en dentiste obsédé par le métal hurlant et les prises téléphoniques court-circuitées. A noter un Noir et Blanc charbonneux sublimant la trogne ahurie de Jack Nance, parfait en second couteau mal aiguisé…

5. LE SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ de Orson Welles (1959). Durée 4h50min – Etats-Unis, Mexique.

Chef d’oeuvre maudit du grand Orson Welles, Le Songe d’une Nuit d’été fut tourné dans la foulée de La Soif du Mal après plus de deux années de repérages endiablés. Mettant en scène une pléiade d’actrices débutantes dans des rôles proprement féériques cette adaptation shakespearienne (une fois n’est pas coutume…) doublée d’une fresque scénographique étourdissante d’une durée colossale tient lieu dans une Amérique latine où le Bien et le Mal se ressemblent puis s’assemblent. Orson Welles, aussi grand réalisateur que remarquable comédien, y interprète lui-même le rôle d’Obéron dans le plus pur des transformismes. Unique.

6. POISSON PAS NÉ de Jean-Luc Godard (1980). Durée 1h45min – France, Suisse.

JLG filme les poissons d’hier et de demain, usant de patchwork cinématographique à décorner les bœufs. Entre un Jean-Pierre Mocky campant un pêcheur à la mouche qui n’a visiblement pas bu que de l’eau et une Anna Karina exécutant son grand retour devant la caméra de son ancien compagnon cet essai joue de ses formes mutables et imparfaites, montrant une nouvelle fois que le God-Art se trouve partout et nulle part, comme une anguille sous la roche…

7. LA MÉLANCOLIE DE LA RANCUNIÈRE de Rainer Werner Fassbinder (1976). Durée 1h55min – Allemagne de l’Ouest.

Le stakhanoviste du filmage de haute volée (pas moins de quarante films en à peine treize ans, ndlr) réalise ce film jusqu’alors disparu alors qu’il tutoie les sommets de la gloire. L’action de La Mélancolie de la Rancunière se situe entre un Munich grisâtre accusant le coup des retombées de Septembre Noir et un Berlin en proie au mur de la Honte, permettant à Hanna Schygulla d’incarner avec brio une souteneuse tiraillée entre son fils homosexuel reconverti en tapin dépressif et sa belle-mère fomentant quelque coup d’état avec le gang des clowns tristes. Chef d’oeuvre en puissance comme en acte !

8. LA MÉMOIRE ET LES RESTES de Bertrand Tavernier (1976). Durée 2h20min – France.

Profondément choqué et marqué par La Grande Bouffe de Marco Ferreri réalisé trois ans plus tôt l’émérite Bertrand Tavernier réalise cet autoportrait au mitan des années 70, se mettant lui-même en situation de gastronome averti sur une durée de trois mois de ripaille en bonne et due forme. Face à la caméra et carnet de notes à l’appui le célèbre cinéaste use de boire et de manger à n’en plus finir, tentant avec l’intégrité intellectuelle que nous lui connaissions de retracer tout un voyage pantagruélique mêlé de pâté de viande, de Chardonnay et de magret de canard… Le tout accompagné de la superbe composition de Philippe Sarde.

9. ICHTUS de Terrence Malick (1980). Durée 3h30min – Etats-Unis.

D’aucuns se souviennent du très long silence radio du réalisateur de The Tree of Life effectué entre le tournage des Moissons du Ciel en 1978 et celui de La Ligne Rouge à la fin des années 90… Ainsi certains ont dû se demander ce qu’il était advenu de Terrence Malick durant cette période, et la réponse tient en un mot : Ichtus. Hagiographie pieuse et sublimée de l’Homme de Nazareth magnifié par la somptueuse photographie de Nestor Almendros Ichtus annonce, presque malgré lui, le projet actuel que Terrence Malick a consacré à la vie de Jésus. Une véritable prophétie.

10. LES LIMBES DE JORDY LE PACIFISTE de Werner Herzog (1972). Durée 1h24min – Allemagne, Tahiti.

Un documentaire saisissant retraçant le quotidien de Jordy, un orang-outang retenu en captivité dans le plus grand parc zoologique de l’île de Tahiti. Avec son habituelle quête de l’impossible Werner Herzog ne lésine pas sur les images puissamment choquantes et révoltantes, notamment au détour d’une séquence d’ingurgitation forcée d’huile de palme par les autochtones d’un petit village insulaire sur notre brave bête. A noter également que le célèbre réalisateur est par la suite parti à la rencontre de la famille de Jordy dans la jungle tahitienne, effectuant son périple chaussé de charentaises pour l’occasion.

11. LES SEPT FACETTES DU SAPHIR AZURÉ de Dario Argento (1974). Durée 1h44min – Italie, France.

Conçu un an avant l’incontournable Profondo Rosso ce giallo pur jus aurait bouclé ce qui – au départ – était prévu pour constituer une tétralogie avec L’oiseau au plumage de Cristal, Le Chat à 9 queues et Quatre Mouche de Velours Gris. On y retrouve aujourd’hui un certain Michel Piccoli dans la peau d’un diamantaire persécuté par l’amant de sa femme interprétée par une Gina Lollobrigida plus plantureuse que jamais, formant à eux deux un ménage battant cruellement de l’aile. Les Sept Facettes du Saphir Azuré marque l’apogée d’un certain cinéma bis italien qu’il serait bon de réhabiliter. Immanquable.

12. BOOGEY’S SHADOW de John Carpenter (1977). Durée 2h05min – Etats-Unis.

Réalisé juste avant La Nuit des Masques ce film de genre préfigure à sa façon tout ce qui se fera en matière de slasher dans la décennie suivante. Avec le méconnu fils caché de Tony Curtis dans le rôle principal Boogey’s Shadow tient lieu dans le quartier résidentiel d’une petite bourgade de Pennsylvanie et narre la trajectoire semée d’embûches de Arnold Jeterberg, jeune étudiant en biologie de la classe moyenne hanté par les visions d’un épouvantail distillant du poison dans les mauvais rêves de ses victimes. A la croisée de l’horreur et du fantastique cette pépite révèle donc Tony Curtis Jr., hélas oublié au profit de sa soeur Jamie Lee Curtis qui brillera de mille feux dans le film suivant du grand John Carpenter. A voir absolument.

13. UNTITLED de Stanley Kubrick (1966). Durée 3h25min – Royaume-Uni.

Dernier film de notre précieuse liste ce projet de feu Stanley Kubrick – longtemps resté dans les limbes pour des raisons que l’on ignore – met en scène Kirk Douglas et son fils Michael dans une impressionnante histoire de filiation imaginaire. Âgé alors d’une vingtaine d’années Michael Douglas y incarne un jeune professeur de sciences naturelles dont le patriarche amusa toute sa vie durant son entourage et ses proches à renfort de blagues et de farces en tout genre. Alors à l’article de la mort car atteint d’une andropause généralisée au début du métrage la figure du facétieux Gordon Lewinson incarné avec brio par Kirk Douglas rejoint les personnages ambigus, démiurgiques presque du cinéma kubrickien. Le pitch de Untitled ressemble à sa façon à celui d’un certain film de Tim Burton réalisé au début des années 2000, mais rien n’est moins sûr…

Ainsi sont les treize arguments proposés par les films précieusement conservés par Billy Ruff depuis des décennies dans les contrées d’un Nevada plein de mystères et de richesses filmiques de tous les genres et toutes les espérances. Nous continuerons ainsi – à Close-Up Magazine comme ailleurs – à nous interroger sur le sens énigmatique de ces cinq lettres rouges imprimées sur le panonceau de métal cloué sur le dessus de cette incroyable caisse pleine de trésors ne demandant qu’à être découverts dans les années à suivre. En attendant leur potentielle exploitation en salles nous garderons le goût plein de charme de cet étrange OZBUD, ultime héritage du tristement disparu Rudolph William Hertz voilà désormais quarante ans. Nous vous tiendrons informés de la suite du parcours de ces treize chefs d’oeuvre miraculeusement exhumés de l’oubli, et aujourd’hui officiellement devenus la propriété exclusive de la Société EuropaCorp. Tout un programme.

Article rédigé par Thomas Chalamel dans la nuit du 31 mars 2023. Un immense merci à la Société EuropaCorp et à son staff implacable pour sa confiance et sa bienveillance.

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  1. Édito – Semaine 14 -

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