Le détroit de la faim : Fresque monumentale

Nous n’avons jamais caché dans nos colonnes notre profond amour du cinéma japonais et c’est en partie pour cette raison que nous affectionnons particulièrement un éditeur tel que Carlotta qui s’acharne, au fil de ses sorties vidéo, à nous faire découvrir des œuvres majeures mais méconnues du grand public de ce cinéma si foisonnant. La sortie d’un film comme Le détroit de la faim, enfin disponible en blu-ray depuis le 21 février dernier après avoir été disponible en DVD en 2006 dans un coffret Wild Side réunissant deux autres films de Tomu Uchida, est donc un événement majeur qui ne fera que renforcer notre respect pour Carlotta. Considéré (à raison après visionnage) comme l’un des meilleurs films japonais de tous les temps, Le détroit de la faim se livre enfin à nous dans les meilleures conditions possibles.

20 septembre 1947. Le ferry assurant la liaison entre les îles de Hokkaido et Honshu sombre suite au passage d’un violent typhon. Après la tempête, deux corps non identifiés sont retrouvés avec d’étranges blessures. Il s’agirait des meurtriers de la famille Sasada, prêteurs sur gage pillés le jour des intempéries et que des témoins ont vu s’enfuir au large pendant le chaos causé par le naufrage. L’inspecteur Yumisaka part à la recherche de Inukai (Rentaro Mikuni, impressionnant), le troisième complice soupçonné d’avoir tué ses comparses et qui a trouvé refuge chez une prostituée du nom de Yae… Tel est le point de départ du récit mais loin d’être celui de son arrivée puisque Le détroit de la faim, sous le prétexte d’une histoire criminelle, est en fait une immense fresque de trois heures se déroulant sur dix ans dans le Japon d’après-guerre et sur la misère sociale qui en découle.

Alors que la première partie et son aspect polar viennent parfois rappeler le génial Chien enragé de Kurosawa, Le détroit de la faim s’en éloigne progressivement sans pour autant jamais perdre de vue son sujet, naviguant habilement entre les personnages tout au long de son récit. Cette multiplication des points de vue et cette envie de dépasser son pitch initial peuvent dérouter au départ mais s’avèrent particulièrement pertinents alors que Uchida dépeint une société rongée par la misère, abreuvant le film de détails dessinant peu à peu l’âpreté du monde dans lequel évoluent les personnages sans pour autant que le cinéaste ne les mettent au premier plan, évitant ainsi la chronique sociale trop appuyée mais nourrissant en permanence son scénario de ce contexte ici richement documenté.

Se gardant bien d’émettre un quelconque jugement moral sur ses personnages, Tomu Uchida donne à chacun d’entre eux l’occasion d’exister. Ainsi la deuxième partie du récit se concentre sur Yae et dépeint les difficultés d’une femme de basse condition à s’élever dans la société. Celle-ci est contrainte de se prostituer, envoyant de l’argent à son père afin de l’aider à payer ses dettes. Nourrissant envers Inukai une forme d’amour depuis qu’il lui a laissé une partie de son butin en s’enfuyant, elle retrouvera sa trace dix ans plus tard, l’ancien criminel étant devenu un riche industriel respecté, ignorant que la violence va ressurgir à nouveau dans sa vie. Prostituée, policier, assassin, criminel, industriel, Tomu Uchida passe au crible ses personnages et leurs états d’âme (dans un monde sans pitié, est-on coupable de tout faire pour s’en sortir ?) avec une étonnante fluidité narrative, prenant sans cesse nos attentes à revers.

Le film est d’autant plus surprenant qu’il est réalisé par un cinéaste âgé de plus de 60 ans ayant débuté sa carrière durant le cinéma muet et qui fait ici preuve d’une grande modernité dans la mise en scène, jouant avec la profondeur de champ, se permettant de fabuleux travellings, s’approchant avec énergie des personnages comme dans la Nouvelle Vague et osant même solariser sa pellicule sur certaines séquences pour plonger dans la pensée de ses personnages. Audacieux et profondément moderne, Le détroit de la faim apparaît ainsi comme le chef-d’œuvre vanté avant visionnage tant il mélange adroitement les genres et construit un récit prenant aux tripes (nous ne sommes pas près d’oublier ce long plan final, chargé d’émotions) en dressant au passage la radiographie d’un pays et de ses mutations. Le tout sans jamais ennuyer une seule seconde et avec une puissance narrative et formelle ahurissante. Un monument !

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