Le Cinéma de Bertrand Tavernier ou le « réalisme romanesque »…

Il était l’un des plus grands cinéastes de sa génération, contemporain de Claude Sautet, Alain Corneau, Bertrand Blier et bien d’autres encore… Il était une véritable encyclopédie de l’Histoire du Cinéma à lui-seul, était au Cinéma Français ce que Martin Scorsese est encore actuellement au Cinéma Américain : une Bible filmique en chair et en os, une érudition de Septième Art immédiatement identifiable à l’entente de son timbre de voix aigu et légèrement dissonant et au regard de son faciès irrégulier mais fascinant, arborant une silhouette ventripotente doublée d’une paire de carreaux couvant un oeil tour à tour espiègle et averti, précis et en permanence animé par le Cinéma et ses atours culturels… Il fut l’auteur de près de trente longs métrages au souffle littéraire et romanesque des plus denses et des plus ambitieux, films peuplés de personnages moralement ambigus le plus souvent, mais néanmoins rarement entièrement condamnables car toujours profondément humains, vulnérables et impitoyables tout à la fois.

Également président de l’Institut Lumière lyonnais du début des années 1980 jusqu’à sa mort Bertrand Tavernier était de ces cinéastes capables de livrer des films troubles et culturellement passionnants, en constante arborescence artistique. Sa connaissance du Cinéma américain admirablement retranscrite dans le célèbre et indispensable ouvrage 50 ans de cinéma américain qu’il écrivit avec son comparse Jean-Pierre Coursodon sur plusieurs années de cinéphilie féroce et appétissante n’avait d’égale que sa haute culture du Cinéma français : jurant aussi bien par Jean Renoir et Marcel Carné que par Jacques Becker et Julien Duvivier cet impeccable honnête homme a fait de son Oeuvre celle d’un authentique Art-Somme étalé sur près d’une cinquantaine d’années, entamé avec L’horloger de Saint-Paul au début des années 70 et parachevé avec son documentaire-monstre Voyage à travers le cinéma français à la fin des années 2010.

Ayant passé l’arme à gauche un jour de mars 2021 des suites d’une pancréatite chronique (et à l’image de sa jovialité assoiffée de bonne chère et autres ripailles, ndlr) Bertrand Tavernier nous a légué certains des plus grands films de l’Histoire du Cinéma : Le Juge et l’assassin, La Mort en Direct, Coup de Torchon, Un dimanche à la campagne, Capitaine Conan… autant d’ouvrages filmiques empreints de romanesque qui seront dûment mis à l’honneur à la Cinémathèque Française à partir du mercredi 15 février de cette année en la forme d’une rétrospective complète de son Oeuvre. Retour sur l’un des grands réalisateurs du Cinéma mondial pour lequel Art et patrimoine furent plus que jamais indissociables et intimement mis en relation par les soins de cet infatigable homme de culture…

Un Cinéma d’images et de lettres

Que nous l’appréhendions par la racine de son inaugural Horloger de Saint-Paul réalisé en 1973 ou par quelque autre tige proéminente de sa richesse intrinsèque l’Oeuvre de Bertrand Tavernier a toujours manifesté une authentique ampleur littéraire – et de fait romanesque. Qu’il s’agisse de son premier long métrage sus-cité adaptant directement L’horloger d’Everton de Simenon, du génial et incontournable Coup de Torchon librement inspiré du 1275 âmes du romancier très noir Jim Thompson, de la magnifique retranscription filmique du Monsieur Ladmiral va bientôt mourir que constitue Un dimanche à la campagne ou encore du plus récent Dans la brume électrique porté par un Tommy Lee Jones plus minéral que jamais le cinéma de Tavernier eut souvent comme matériau fondamental une oeuvre littéraire. Et si les premiers films du cinéaste furent régulièrement écrits à quatre voire six mains (à savoir par Bertrand Tavernier lui-même accompagné de ses acolytes Jean Aurenche et/ou Pierre Bost, responsables entre autres choses des scénari de Que la fête commence…, du Juge et l’assassin et de Coup de Torchon, ndlr) sa filmographie témoigne régulièrement d’un souffle épique emprunté à la littérature francophone et outre-atlantique. Ce n’est du reste pas un hasard si le roman de Georges Simenon duquel L’horloger de Saint-Paul s’inspire tient lieu dans l’État de New-York, de la même façon que celui de Jim Thompson nous installe dans les contrées reculées du Texas… Fasciné par l’imaginaire romanesque américain Bertrand Tavernier mettra néanmoins un point d’honneur à transposer lesdites oeuvres littéraires dans un contexte purement français et/ou francophone : telle sera toute l’intelligence d’un film comme Coup de Torchon, qui situera son intrigue de flic débonnaire et cyniquement humilié dans le cadre peu reluisant de l’Afrique Occidentale Française de l’entre-deux-guerres…

Jean Rochefort et Philippe Noiret dans L’horloger de Saint-Paul (1973)

Un cinéma lettré, certes, mais également un cinéma d’images et de regard propres au réalisateur… Un film aussi essentiel et visionnaire que La Mort en Direct tourné au tout début des années 1980 nous le rappelle tout à trac : drame SF en forme de prémisse à l’hégémonie actuelle des reality shows du petit écran ce film brillant sublimé par une Romy Schneider au beau soir de sa carrière jouera en permanence de sa subjectivité visuelle ; récit cauchemardesque d’une romancière filmée à son corps défendant par un espion d’un système totalitaire auquel on aurait greffé une caméra miniature à-même la rétine La Mort en Direct est de ces films majeurs susceptibles d’inventer ou réinventer le regard cinématographique tout en ouvrant de belles portes à un certain cinéma pré-apocalyptique (un film tel que Le Prix du Danger de Yves Boisset, réalisé trois ans plus tard, doit énormément au film de Tavernier, ndlr).

Romy Schneider dans La Mort en Direct (1980)

Par ailleurs la dimension visuelle – picturale même – du Cinéma de notre parfait honnête homme est tout sauf étrangère à un film aussi resplendissant et émouvant que l’injustement méconnu Un dimanche à la campagne réalisé en 1984 : hommage et superbe pastiche des oeuvres pittoresques de Auguste Renoir ledit film constitue l’un des meilleurs de son auteur, filmant les derniers jours d’un vieil homme magistralement incarné par un Louis Ducreux plus idoine que tout autre comédien en la matière. Magnifiée par la lumière chatoyante de Bruno De Keyzer, un décor champêtre unique et des costumes seyant merveilleusement aux acteurs et aux actrices tels que Sabine Azéma ou encore Michel Aumont cette tragi-comédie nous impressionne littéralement, nous invitant encore et toujours à nous replonger dans un début de XXème Siècle mêlé de révolution industrielle, de modernisme citadin mais aussi de guinguettes grisantes et de sagesse familiale douce-amère… A nouveau littérature et cinéma, lettres et images vont de concert dans le Cinéma intarissable de Bertrand Tavernier.

Un dimanche à la campagne (1984)

Philippe Noiret ou la rencontre fructueuse…

S’il est un comédien familier, familial presque, au cinéma de Bertrand Tavernier c’est sans nul doute le grand et regretté Philippe Noiret, partenaire du réalisateur sur huit longs métrages dont cinq peu ou prou magistraux dans leur agencement et leur densité psychologique : L’horloger de Saint-Paul, Que la fête commence…, Le Juge et l’assassin, Coup de Torchon et La Vie et Rien d’autre (film tourné en 1989, que nous n’avons hélas pas eu la chance de redécouvrir à l’heure où nous couchions ces lignes, ndlr). Cinq films présentant l’acteur émérite dans toute son ambiguïté morale et factuelle, avec en point d’orgue le chef d’oeuvre Coup de Torchon dans lequel Philippe Noiret incarne le notoire Lucien Cordier, chef de la police doublé de la risée du village colonial de Bourkassa s’improvisant démiurge et justicier désespérément autonome. Trouble, ni vraiment noir, ni vraiment blanc ce personnage hénaurme proférant d’étranges raisonnements par l’absurde superbement coécrits par Jean Aurenche est presque un film, un monde de nuances psychologiques à lui-seul, véritable bombe à retardement annihilant toute la médiocrité du genre humain sur son petit passage… Chef d’œuvre d’écriture et de dramaturgie Coup de Torchon figure de ce point de vue parmi les essentiels de l’acteur, l’un des rares films étant parvenu à déployer tout le vertige moral et existentiel du comédien avec, sans doutes, Le Vieux Fusil de Robert Enrico tourné huit ans plus tôt.

Philippe Noiret et Isabelle Huppert dans Coup de Torchon (1981)

Se démarque également de cette collaboration fructueuse le superbe Juge et l’assassin réalisé en 1976 dans lequel Philippe Noiret (juge de son emploi) parvient à mettre en valeur l’inénarrable Michel Galabru (assassin de son état) alors trop habitué à un enchaînement de petits rôles comiques passablement dispensables dans le cinéma tout-commercial de l’époque… Logiquement récompensé par le César du meilleur acteur l’année suivante Galabru trouve en l’assassin Joseph Bouvier le rôle de sa vie, aux côtés d’un Philippe Noiret faussement loyal en juge Rousseau, s’évertuant à tirer profit des agissements criminels de son antagoniste. L’ambiguïté humaine est, une fois encore, sur la sellette de l’Oeuvre de Bertrand Tavernier, Le Juge et L’assassin évoquant possiblement les personnages troubles de La soif du Mal de Orson Welles, parangon du Septième Art que le cinéaste natif du Lyon a su digéré avec panache en la forme d’un film étranger aux clivages réducteurs et/ou à la dichotomie la plus rudimentaire. Film magnifique porté par ses deux acteurs principaux ledit classique bénéficie par ailleurs de la superbe et entraînante Complainte de Bouvier l’éventreur écrite et chantée par Caussimon, artiste également responsable de la chanson inaugurale des Enfants Gâtés tourné dans la foulée par Bertrand Tavernier…

Philippe Noiret et Michel Galabru dans Le Juge et l’assassin (1976)

Amérique(s), entre rêves et cauchemars…

Ce fut la maîtresse permanente du cinéaste, une terre promise aux allures de continent protéiforme et pour le moins fertile. Tavernier et L’Amérique étasunienne ont rarement fait mauvais ménage et ce dès La Mort en Direct, le premier film pour lequel le cinéaste convoqua l’une des stars outre-atlantiques les plus retentissantes en la personne de Harvey Keitel… S’ensuivront d’autres collaborations extra-hexagonales avec des comédiens aussi importants que Dirk Bogarde dans le méconnu (et secondaire) Daddy Nostalgie, l’un des films les plus intimistes du réalisateur ou encore le stupéfiant Dexter Gordon pour Autour de Minuit, film musical pour lequel Herbie Hancock fut couronné d’un Oscar en 1987… Film fiévreux mais bienveillant Autour de Minuit témoigne de la connaissance quasiment documentaire de la (contre)culture américaine du XXème Siècle de la part de Bertrand Tavernier, filmant la relation liant Dexter Gordon et le jeune (et presque débutant à l’époque, ndlr) François Cluzet comme une ouverture à tout le champ des possibles : un rêve grisant et éveillé, à l’image des torpeurs nocturnes magnifiées par les nappes jazzys composées par le célèbre Herbie Hancock…

Dexter Gordon et François Cluzet dans Autour de Minuit (1986)

Mais les rêves et les cauchemars se côtoient bien des fois dans la prestigieuse filmographie du cinéaste : l’Amérique fantasmée par les jeunes voyous à la petite semaine de l’excellent L’Appât réalisé en 1995 nous le prouve de manière littéralement exemplaire. Connaissant les répliques cultes du Scarface de Brian De Palma sur le bout des doigts et désireux de mener la grande vie de l’autre côté de l’Atlantique Eric et Bruno (respectivement interprétés par Olivier Sitruk et Bruno Putzulu, au demeurant mémorables) vont faire équipe avec la jeune Nathalie (Marie Gillain, parfaite en greluche moins manipulable qu’elle n’y paraît de prime abord) à dessein d’exécuter une succession de braquages aux résultantes foireuses… Un cauchemar aux résonances burlesques savamment suggéré par Tavernier s’inspirant ici d’un terrible fait divers, y apposant son regard acerbe sur tout un pan du cinéma consumériste US (le réalisateur n’a jamais caché les réserves qu’il éprouvait à l’encontre du cinéma sensationnaliste et parfois racoleur de Brian De Palma). La frontière séparant les doux songes des mauvais rêves trouvera, entre autres choses, un écho pour le moins éloquent dans le nébuleux Dans la brume électrique que le cinéaste réalisera au crépuscule des années 2000, large vision trouble et épique d’une Louisiane inquiétante représentée in situ à des fins évocatrices…

Une fin de carrière en dents de scie…

Philippe Torreton dans Ça commence aujourd’hui (1999)

Après un Capitaine Conan fourmillant de motifs historiques sciemment distillés et porté par un Philippe Torreton au meilleur de sa forme (Bertrand Tavernier réalise ce drame en 1996 et considère du reste ce long métrage comme l’une de ses meilleures expériences, ndlr) le réalisateur signe plusieurs autres films dont la réussite demeure étrangement inégale. Et si Quai d’Orsay sorti en salle il y a voilà près de dix ans s’en tire avec de beaux honneurs (notamment grâce à un sens du burlesque doublé d’une cartographie ministérielle plutôt savoureuse, montrant un haut-fonctionnaire dans tout son ridicule élégant) des films tels que Ça commence aujourd’hui et surtout Holy Lola peinent à nous revenir positivement en mémoire, plombés par leur traitement un tantinet moralisateur voire – pis – bienpensant et démagogique. Clairement orientés à gauche mais bien trop insistants dans leur démarche humanitaire assénée à coups de marteau les deux films sus-cités figurent parmi les moins bons de Bertrand Tavernier, le premier se penchant sur une éducation nationale en détresse et témoignant d’une charge sociologique particulièrement lourde à encaisser lorsque le second dépeint le microcosme d’une famille adoptive sur fond d’humanisme sans frontières…

Bertrand Tavernier et son Voyage à travers le cinéma français (2016)

Et si nous préférons ne pas trop nous attarder sur ces légères petites fausses notes d’une filmographie incontestablement majeure c’est pour mieux rendre gloire au film-testament du grand Bertrand Tavernier que représente Voyage à travers le cinéma français, documentaire palpitant et pierre angulaire du Septième Art de plus de trois heures réalisé en 2016 et qui sera suivi d’une série elle-même documentaire l’année suivante… Du haut de ses innombrables exemples cinématographiques et autres extraits filmiques passionnants à re-découvrir Voyage à travers le cinéma français demeure et restera le chant du cygne d’un cinéaste à la culture impressionnante et communicative, sont le Musée imaginaire semble à la fois perdu entre le rêve américain et les cauchemars humains, l’Histoire fantasmée et les histoires des romans passés (Un dimanche à la campagne) et sans doute à venir (La Mort en Direct et sa prescience littéralement dramatique). Une Œuvre de Cinéma à voir ou à redécouvrir encore et encore, essentielle à tout bon cinéphile qui se respecte.

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