Tár : In the orchestra

Todd Field est de ces cinéastes dont la carrière se mesure autant aux films qu’il a pu tourner qu’à ses projets restés dans un tiroir (une adaptation de Méridien de sang de Cormac McCarthy, une de Purity de Jonathan Franzen qui devait être une série avec Daniel Craig et pour laquelle il a écrit près de 2000 pages de script). Remarqué en 2001 pour In the bedroom puis en 2006 pour Little Children, Field a tellement été absent qu’on doit avouer avoir oublié jusqu’à son existence avant que Tár ne commence à faire parler de lui pour mieux nous remettre sa carrière en tête. Il y a d’ailleurs dans Tár tellement de cinéma que l’on suspecte le réalisateur d’y avoir injecté sa frustration de n’avoir pu tourner pendant toutes ces années et on ne peut que remercier Cate Blanchett d’avoir accepté le rôle puisque Field a volontiers confié qu’il ne se voyait faire le film qu’avec elle et qu’il aurait glissé le projet sous le tapis sans sa présence.

Nul doute que Blanchett, actrice formidable et intelligente a vu là une opportunité qu’elle ne pouvait refuser, d’une part parce que le rôle est franchement en or et taillé sur mesure pour elle et de l’autre parce que depuis elle multiplie les prix d’interprétation (à Venise et aux Golden Globes) et fait une sérieuse candidate à l’Oscar de la Meilleure Actrice en mars prochain. Mais qu’est-ce que Tár raconte pour emballer autant la critique et même Martin Scorsese qui ne cesse de lui chanter des louanges ?

Et bien le film nous fait le portrait de Lydia Tár, brillante cheffe d’orchestre à la carrière prestigieuse qui s’apprête à enregistrer à Berlin un concerto de Mahler. Mais Tár est aussi brillante que remplie de défauts, à la fois tyrannique et manipulatrice, dotée d’un ego monstrueux, agençant son monde en fonction d’elle et de ses envies sans se soucier des autres, préférer écraser ses interlocuteurs et sortir d’une conversation victorieuse plutôt que d’être réellement à l’écoute. Le récit commence alors que l’on comprend qu’elle mène sa vie ainsi depuis des années, disposant comme elle l’entend de ses désirs (faussant une audition à l’aveugle pour intégrer dans son orchestre une violoncelliste qu’elle veut séduire, ignorant les appels de détresse d’une ancienne protégée) avant que toute cette attitude toxique (et habituellement dépeinte comme masculine – là est l’une des qualités du film, montrer que ce genre d’attitude incombe non pas à un genre mais à l’être humain dans son ensemble dès qu’il obtient du pouvoir) ne lui retombe dessus.

Dans sa structure, Tár est finalement classique mais la façon dont Todd Field agence ses séquences et construit l’atmosphère de son film (presque à la lisière du fantastique lors de quelques scènes) vient régulièrement nous perturber et nous secouer dans nos convictions. En choisissant de s’attarder sur un personnage aussi fascinant que clivant, prenant bien soin de nous le montrer en confiance lors de premières séquences époustouflantes (le cours donné à Juilliard, confrontant Tár et un étudiant refusant de jouer Bach parce qu’il était misogyne), Tár joue habilement avec notre perception des choses et à travers ce portrait, c’est toute une époque que Field ausculte (le film est profondément contemporain, aussi bien dans sa forme que dans son fond) mais sans jamais trancher ses opinions, cultivant le goût des questions plutôt que celui des réponses.

Malgré sa durée conséquente (presque 2h40 tout de même), Tár captive de bout en bout car chaque séquence se montre imprévisible, construite autour de l’attitude de Lydia Tár et de la façon dont elle occupe l’espace pour se sortir victorieuse des échanges qu’elle a avec ses collaborateurs. Si la trajectoire du personnage qui se dessine semble ainsi prévisible, tout le contenu du film ne l’est jamais tant on se demande comment le personnage va réagir face à la situation dans laquelle il se trouve et tant Field met un point d’honneur à ne jamais filmer une séquence de la même façon, aimant étirer le temps autant que jouer avec nos nerfs. Sa mise en scène collant quasiment exclusivement à son héroïne semble en épouser autant le charisme que la dissonance et tout, dans Tár, bouscule aussi bien nos convictions qu’il nous boxe pour nous laisser au pied du mur, à bout de souffle, sans parvenir à réellement mettre de mots sur ce que l’on vient de voir, une expérience précieuse, autrement dit à l’heure où le cinéma américain est de plus en plus conformiste.

Œuvre indispensable, Tár souffre d’un léger déséquilibre dans sa dernière partie, mettant en action les rouages dépeints depuis tout le début du récit avec un certain manque de subtilité, comme un programme un brin trop attendu pour convaincre même si la toute fin du récit, voyant la cheffe d’orchestre déchue remonter sur l’estrade pour un événement pour le moins singulier, nous laisse sur une note délicieusement ambiguë… Tár ne laissera ainsi personne indifférent, sa maestria étant parfois trop affichée mais s’il y a bien quelqu’un qui mettra tout le monde d’accord, c’est Cate Blanchett, magistrale dans un rôle qu’elle porte à merveille, se mouvant de séquence en séquence avec une aisance folle et un talent sans cesse renouvelé, toujours sur la brèche, soignant la moindre de ses intonations et le moindre de ses mouvements dans une prestation absolument bluffante qui n’a peur de rien, véritable master-class à elle seule. De quoi justifier la vision parfois éprouvante mais néanmoins précieuse de ce film franchement foisonnant.

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