Bertrand Blier : Le poil à gratter dans le slip des bourgeois

Depuis mercredi dernier, Splendor Films a eu la riche idée de ressortir en salles cinq films de Bertrand Blier. L’occasion idéale de foncer voir ou revoir Hitler… Connais pas, Calmos, Tenue de soirée, Un, deux, trois, soleil et Les Acteurs. Des titres qui, à l’exception de Tenue de soirée, ne sont pas forcément les plus connus et qui méritent amplement que l’on s’y attarde. Ces ressorties sont pour nous une bonne occasion, celle de se pencher un peu plus sur Bertrand Blier, cinéaste adoré à titre personnel et dont on ne vantera jamais assez le talent, le sens du dialogue et l’audace des thématiques qu’il travaille, faisant de lui l’un des cinéastes français les plus originaux et donc l’un des plus précieux. Plutôt que de se lancer dans un dossier retraçant les grandes lignes de son parcours et de louer ses qualités largement reconnues (ses dialogues inénarrables et son fabuleux sens du casting), nous avons plutôt décidé de nous attaquer aux idées reçues concernant son cinéma, critiques qui reviennent régulièrement et qui méritent d’être discutées et éclairées afin de lever le voile sur un cinéaste bien plus sensible et profond qu’il ne veut bien le laisser paraître.

Les Valseuses

C’est un cinéaste misogyne

C’est la critique qui revient le plus souvent concernant le cinéma de Bertrand Blier : le réalisateur se voit régulièrement taxé de misogynie, portant sur la femme un regard peu flatteur. Les personnages féminins sont en effet régulièrement malmenés dans ses films : agressées sexuellement, giflées (le pire étant Anouk Grinberg qui doit se prendre une trentaine de gifles cumulées entre Merci la vie, Un, deux, trois, soleil et Mon homme), bonnes uniquement à se faire utiliser par les hommes, existant régulièrement par le désir masculin porté sur elles, les femmes en prennent pour leur grade. C’était une autre époque certes mais on peut effectivement trouver douteuses les nombreuses agressions sexuelles commises par Jean-Claude et Pierrot dans Les Valseuses ou encore avoir du mal à avaler le fait que Marion, 14 ans, veuille à ce point coucher avec Rémi dans Beau-père (et que celui-ci, adulte, finisse par céder). Alors comment excuser tout cela ? On ne peut pas complètement le faire parce qu’il faut bien reconnaître que Blier a un côté misogyne (qui vient avec l’époque à laquelle il appartient) mais tout en étant conscient de l’être, jouant avec pour mieux choquer le bourgeois (nous y reviendrons), secouer les conventions et remuer son spectateur. Faisons d’emblée l’impasse sur Calmos que ses détracteurs érigent volontiers en tract antiféministe pour souligner que le ton du film, clairement tourné du côté de la farce – et conçu en tant que tel par Blier – le met hors-jeu. Calmos n’est en aucun cas un film à prendre au sérieux (aucun film se finissant dans un vagin géant ne doit l’être), c’est une pochade burlesque et absurde secouant la France giscardienne où l’on se poile à imaginer les hommes en avoir tellement marre des femmes (quelle idée aussi de leur demander où est la rue Gustave Flaubert ?) qu’ils se taillent à la campagne, préférant la bonne bouffe et le bon vin.

Si l’on fait donc exception de Calmos, on peut tout de même compter dans la filmographie de Blier des personnages féminins intéressants et écrits avec plus de subtilité qu’on ne le pense. Il faut d’ailleurs souligner que si les femmes sont les plus promptes à se faire malmener, les personnages masculins du cinéaste ne sont jamais brillants tant il prend un malin plaisir à les décrire comme des pauvres types. Ainsi, quand les femmes se font gifler ou agresser chez Blier, ce n’est jamais par des personnages pour lesquels on est censés avoir la moindre forme d’empathie. Et il n’y a que les femmes chez Blier pour prendre franchement leur destin en main, assumer leurs désirs et écouter leur cœur. Solange, incapable d’être satisfaite par ces deux hommes que sont Raoul et Stéphane dans Préparez vos mouchoirs choisit de finir avec Christian ; Colette, malgré son physique peu avantageux, aura une histoire passionnelle avec Bernard dans Trop belle pour toi ; tous les personnages incarnés par Anouk Grinberg dans les trois films qu’elle a fait avec le cinéaste suivent leur cœur jusqu’au bout ; c’est l’amour de Louisa qui sauvera Charles de son cancer dans Le bruit des glaçons et c’est Blier qui offrira le plus beau monologue de sa carrière à Maria Schneider dans Les Acteurs. N’oublions pas non plus Jeanne Moreau, personnage le plus touchant des Valseuses ou encore Nacifa, la femme de ménage des Côtelettes pour qui les deux vieillards du film vont littéralement baiser la mort afin de la sauver.

Calmos

La femme chez Blier est donc un être plus complexe qu’on a bien voulu le dire même s’il faut tout de même reconnaître sa tendance à leur faire jouer des putains avec parfois un saisissant manque de délicatesse (le personnage de Monica Bellucci dans Combien tu m’aimes ? est assez mal écrit) et que certaines d’entre elles sont tout de même réduites à jouer l’objet du désir des hommes. Cela dit, cela tient plus à des maladresses d’écriture (les intentions sont parfois là mais sans totalement convaincre) qu’à une véritable misogynie affichée avec fierté car, nous allons le voir par la suite, chez Blier c’est avant tout une grande tendresse qui s’exprime.

Il aime choquer le bourgeois avec des sujets provocateurs

C’est vrai, on reconnaît un film de Bertrand Blier à son sujet. Déjà rien qu’avec Les Valseuses, son deuxième long métrage de fiction mais son véritable acte de naissance de cinéaste, c’est un immense coup de pied dans la fourmilière, fait pour secouer une France endormie qu’il ne faut surtout pas chahuter. Jean-Claude et Pierrot foutent le bordel là où ils passent, enlèvent une shampouineuse pour lui faire l’amour, rentrent dans des maisons vides pour sniffer des culottes de jeunes filles, matent allégrement une mère donner le sein à son enfant… La provocation est déjà au sommet et le succès du film (5,7 millions d’entrées, impensable aujourd’hui pour un tel film) va pousser Blier à continuer. Dans Calmos (qui s’ouvre tout de même sur le plan d’un vagin), les hommes prennent la clé des champs pour fuir les femmes avant d’être rattrapés et transformés en objets sexuels. Dans Préparez vos mouchoirs, un homme donne sa femme à un autre en espérant qu’il la rende plus heureuse. Dans Buffet Froid (un sommet d’humour noir), on présente l’assassin de sa femme à un commissaire de police sans broncher, dans Beau-père, une adolescente de 14 ans désire ardemment coucher avec son beau-père et dans Tenue de soirée, on s’encule sans se soucier des conventions. On reste d’ailleurs sidéré par l’audace de ce film où Blier multiplie les bons mots à un rythme infernal (‘’Je vais quand même pas me faire enculer sous prétexte que c’est un ami’’, ‘’Regarde-toi dans mes yeux, tu vas te trouver sublime’’) et fait s’enculer deux hommes sans jamais poser dessus le moindre regard moralisateur, esquissant au contraire derrière la crudité des mots du personnage de Depardieu (‘’je vais t’enculer et tu jouiras’’) une tendresse étonnante. Et le film a fait 3 millions d’entrées !

Tenue de soirée

Donc oui, à priori, au vu de l’énoncé des pitchs du précédent paragraphe, vous l’aurez compris, Bertrand Blier a le goût de la provocation et le sens de la formule pour bien vendre ses films et appâter son spectateur. Mais il ne faut pas s’y tromper non plus, derrière chacun de ses films pointe beaucoup de sensibilité, de la tendresse et de la tristesse. Car aucun personnage du cinéma de Blier n’est heureux et la plupart d’entre eux sont des paumés, voire des ratés, se qualifiant volontiers ainsi. Derrière les délits de Jean-Claude et Pierrot dans Les Valseuses ou derrière la forfanterie de Bob dans Tenue de soirée se cachent des grands cœurs qui ne demandent qu’à s’ouvrir, qui ne demandent qu’à être acceptés. Chez Blier, le monde est souvent noir et cynique (même les assassins ont peur du noir dans Buffet Froid) mais c’est un monde où tout le monde cherche l’amour, quelqu’un contre qui se blottir quand vient la nuit, pour se tenir chaud et pour affronter un monde qui ne fait pas de cadeau et dans lequel il faut lutter pour trouver sa place. On rit beaucoup chez le cinéaste mais on s’étonne toujours de sa capacité à nous émouvoir, lui le réalisateur aux bons mots jusque dans ses interviews, est évidemment un grand sensible qu’il a la pudeur de cacher derrière des répliques bien senties, qui sonnent à l’oreille comme de savoureuses partitions musicales mais qui disent aussi combien c’est dur de vivre (réplique prononcée par Gérard Depardieu dans Convoi exceptionnel, le dernier film en date du cinéaste, certainement son moins bon mais dont la peur de la mort est si prégnante qu’il est impossible de ne pas en être ému), combien c’est difficile d’avancer en perdant les autres au fur et à mesure et combien il faut s’accrocher pour trouver du sens à notre existence. Ce n’est pas ce qu’on dit de lui le plus souvent mais la larme à l’œil affleure aussi régulièrement dans son cinéma, devant l’amour de Colette pour Bernard dans Trop belle pour toi, devant ce superbe plan final sur le visage buriné de Jean Carmet dans Merci la vie et surtout devant ce final des Acteurs, le plus réussi de toute sa carrière où Blier se met lui-même en scène en conversation d’outre-tombe avec son père pour un moment simple mais bouleversant où le cinéaste se met littéralement à nu. Beaucoup plus que de la simple provocation, on vous le disait…

Il ne fait que du théâtre filmé

Excellent dialoguiste, scénariste inventif et malin, Bertrand Blier s’est également vu reprocher régulièrement son manque d’inventivité dans la mise en scène, se reposant exclusivement sur ses dialogues et ses interprètes. Rien ne saurait être plus faux, le cinéaste imposant dès son premier film de fiction (le curieux Si j’étais un espion, à découvrir) un vrai talent pour la mise en scène. Celle-ci ne vient jamais se mettre au-dessus des acteurs et des dialogues c’est vrai mais la réalisation chez Blier est toujours soigneusement pensée, le réalisateur choisissant notamment ses décors en fonction de ce qu’ils racontent des personnages, à l’instar de l’immense tour quasiment vide en banlieue parisienne dans Buffet Froid. Il y a souvent chez Blier, une touche d’inquiétante étrangeté et si les décors nous sont familiers, sa caméra leur donne souvent une allure différente, allure évidemment renforcée par l’attitude de ses personnages qui agissent rarement de façon rationnelle.

Merci la vie

Notons également l’audace du cinéaste à partir de Trop belle pour toi où il va carrément s’amuser à déconstruire sa narration, collant sa mise en scène sur les multiples sauts qu’effectue son récit d’une séquence à une autre. Cela devient quasiment récurrent à partir de Merci la vie (son film le plus ambitieux, une petite merveille) : les personnages commencent un dialogue dans un endroit et poursuivent ce même dialogue dans un autre endroit, brusquement, sans d’autre coupe que celle effectuée par le montage. Chez Blier, on finit donc régulièrement par se promener dans des flash-backs, par sauter d’une époque à une autre sans que cela perturbe la conversation et cela donne à ses films une nouvelle rythmique. Difficile dans ce cas de le qualifier de réalisateur tout juste bon à illustrer ses scénarios, il leur donne au contraire systématiquement un nouveau relief, mettant à chaque fois son spectateur sur le qui-vive.

Il ne sait pas finir ses films

Pour le coup il est vrai que Bertrand Blier a un réel problème avec ses fins. Le cinéaste est toujours à son meilleur quand il s’agit de frapper fort dès le début du récit (ses premiers tiers sont systématiquement les plus réussis), happant rapidement le spectateur. À ce titre, Blier est comme Bob (Gérard Depardieu) dans Tenue de soirée, dès qu’il s’agit de capter l’attention, de la jouer façon tempête chez les bourgeois, il est unique en son genre. Blier c’est donc Bob dans Tenue de soirée qui gifle Monique avant même qu’il ne prononce une réplique ou c’est Michel Bouquet sonnant chez Philippe Noiret dans Les côtelettes pour lui dire ‘’je suis venu pour vous faire chier.’’ Les ouvertures dans sa filmographie sont primordiales et mémorables : la gifle de Tenue de soirée, la scène avec Michel Serrault et le couteau dans Buffet Froid, celle du pot d’eau chaude dans Les Acteurs, celle de l’arrivée du cancer dans Le bruit des glaçons… Impossible de ne pas se laisser surprendre et séduire. Il est vrai que sur la durée, ses récits accusent régulièrement un léger coup de mou et rares sont ses films à se tenir de bout en bout. Seuls Préparez vos mouchoirs, Buffet Froid, Notre histoire (qui vaudra à Alain Delon le seul César de sa carrière), Merci la vie et Les Acteurs se tiennent du début jusqu’à la fin. Même un sommet de sa carrière comme Tenue de soirée finit en eau de boudin, on sent qu’il ne sait plus quoi faire de ses personnages et de son récit. C’est carrément un aveu d’impuissance avec la dernière séquence de Convoi exceptionnel qui voit les deux personnages principaux parler de bouffe sans que cela ait un quelconque lien avec l’histoire racontée auparavant.

Donc oui Blier attaque fort et quand il ne précipite pas ses fins dans un certain aveu d’impuissance mais avec une touche de provocation et de malice (le mémorable ‘’il fait chier votre Schubert’’ à la fin de Trop belle pour toi, peut-être son plus beau film d’ailleurs), il fait traverser à ses récits quelques sérieux coups de mou à l’instar des Valseuses, de Beau-père ou de La femme de mon pote auxquels on aurait pu aisément couper vingt minutes pour les rendre plus efficaces.

Les Acteurs

Ne restons cependant pas sur une note négative, Bertrand Blier étant un cinéaste et un romancier (on ne saurait que trop vous conseiller de lire Existe en blanc, son bouquin le plus dingue et le plus inadaptable sur un tueur obsédé par les soutiens-gorge) trop précieux et à la carrière merveilleusement trop cohérente pour qu’on lui tienne rigueur de ses errances (des films comme La femme de mon pote, Mon homme et Combien tu m’aimes ? sont presque dispensables bien que toujours traversés par certaines fulgurances). À titre personnel, il fait partie de ces réalisateurs qui nous ont donné envie d’écrire et qui, à l’époque où le cinéma français nous faisait grincer des dents, nous a ouvert une sacrée porte dessus avec son iconoclasme et son goût des pitchs aussi farfelus qu’attirants. Revoir Blier aujourd’hui, c’est ouvrir la porte vers un cinéma que l’on ne pourrait plus faire aujourd’hui (l’expression fait vieux con mais personne en 2023 ne produirait Tenue de soirée et encore moins Calmos, y compris rien que pour la blague, Les Valseuses étant hors concours car profondément ancré dans son époque), c’est se délecter des bons mots d’un des plus grands dialoguistes du cinéma français (n’ayons pas peur de l’affirmer), c’est savourer des moments en compagnie des plus grands acteurs qui suivaient ses délires avec malice et c’est se plonger dans un univers tour à tour drôle, inquiétant, noir, cynique, triste et plein de tendresse. Et nous laisserons Bertrand Blier avoir le mot de la fin, avec un extrait du roman Les Valseuses qui pourrait presque être sa devise :

‘’C’est toujours quand on s’en fout que ça marche le mieux.’’

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