Au Service de la France : Bons baisers de Paris 

Enfilez votre costume noir, mettez vos lunettes teintées et acceptez votre mission avant que ce message ne s’autodétruise ! Top Secret : Cinéma d’espionnage est la nouvelle exposition proposée à la Cinémathèque de Paris ; débutée le 21 octobre 2022, elle sera visible jusqu’au 21 mai 2023. Le titre est on ne peut plus explicite, l’expo traverse les époques et les continents pour proposer un décryptage du cinéma d’espionnage et son lien intime avec la réalité historique. Des portraits, des costumes et des gadgets, vous y trouverez tout le nécessaire du parfait agent secret.

A l’occasion de cette exposition, il me semble donc impératif de revenir sur un fragment du cinéma d’espionnage typiquement français. Quand on pense « espion cocorico » on imagine tout de suite le plus célèbre de tous : Hubert Bonnisseur de la Bath, alias OSS 117. Mais il a déjà eu son moment de gloire et n’a pas besoin de ce dossier pour lui rendre hommage. Alors continuons de réfléchir. Si l’on précise « série d’espionnage française », c’est cette fois Le Bureau des Légendes, avec son casting trois étoiles qui vous viendra peut-être à l’esprit. Je dis bien peut-être car elle n’est pas l’unique série d’espionnage française à mériter qu’on s’y attarde. Je vous donne un indice. Si vous êtes allés voir le dernier volet des aventures d’OSS 117 : Alerte Rouge en Afrique Noire, vous avez forcément vu les trois personnages principaux de cette série mystère au début du film, lorsque Hubert vient faire son rapport à son supérieur dans les bureaux du QG. Les trois agents qu’il salue successivement en arrivant sont le trio d’élite Jacquard (Karim Barras), Moulinier (Bruno Paviot) et Calot (Jean-Edouard Bodziak) issu d’une pépite d’humour français intitulée Au Service de la France.

Au Service de la France est une série d’espionnage française en deux saisons, créée par Jean-François Halin, Jean-André Yerlès et Claire Lemaréchal. On y suit les tribulations d’un groupe d’agents secrets français dans les années 1960, tiraillés entre leur devoir patriotique et leur appétence pour la boisson. Entre humour parodique et satire acide, la série vient dézinguer la France d’après-guerre, le racisme décomplexé des institutions durant la décolonisation, les magouilles politiques saupoudrées de bons sentiments et le machisme franchouillard qui ne supporte pas qu’une espionne fasse mieux son travail qu’un espion. Le héros, une jeune recrue du nom de Merlot (Hugo Becker) tente de concilier son nouveau travail secret, sa vie amoureuse et l’enfer administratif du service de renseignement. Si vous entrez au service de la France, vous avez intérêt à tamponner correctement les formulaires (blague de fan). Dans sa construction, la série empreinte à de nombreuses inspirations. Dès les premières secondes, il serait impossible de nier l’hérédité immédiate de cette série avec les deux premiers OSS 117 de Hazanavicius, ce qui justifie le caméo des personnages de la série dans le troisième volet. On retrouve aussi le petit goût sucré de nos office shows américains favoris tels que Parks and Recreation, Brooklyn 99 et l’indétrônable The Office (les trois séries sont toutes créées par Michael Schur). La série française nous dévoile les coulisses des missions secrètes et le quotidien pas si excitant que ça des agents français, plutôt habitués aux pots de fin de semaine qu’à une vraie défense de la nation.

Mais au-delà de ces personnages délicieusement drôles et ridicules, Au Service de la France, remet au goût du jour la figure très ambivalente de l’espion français. Faisons un petit retour en arrière. Dans la très longue tradition du polar français, dès 1913, le cinéma bleu blanc rouge s’est intéressé à deux profils : le gangster et le flic. A l’écran cela s’est développé tout au long du XXe siècle, entre les serials muets (oui, les tous premiers épisodes du personnage de Fantômas datent de 1913 et sont réalisés par Louis Feuillade, et non Louis de Funès n’était pas né) ; les thrillers noirs écrits par des maîtres du genre (notamment Henri-George Clouzot) ; les films de ripoux qui brouillent la frontière entre le crime et la loi (Melville, je t’aime !) ; et jusqu’aux récents drames sociaux traitant la question des banlieues (La Haine, Les Misérables, Bac Nord, Athena), le cinéma français n’a eu de cesse de redéfinir, réécrire, réinventer ces personnages adverses que sont le voyou et le flic. Vous allez me dire : « et l’espion dans tout ça ? », et vous auriez bien raison. Même si l’espion a lui aussi eu sa part de polar dans le cinéma français, parfois à mi-chemin entre deux genres, il n’a a priori pas eu l’impact culturel des deux autres figures caractéristiques de nos polars nationaux.

C’est là que ça devient intéressant : si je vous disais que l’espion français est en fait le chaînon manquant entre le policier et le gangster. Je m’explique. La figure de l’espion français, et vous pourrez particulièrement le remarquer dans Au Service de la France, est un personnage trouble, ambivalent qui peut-être à la fois associé au policier et au voyou. Pour ce qui est de son penchant flic, l’espion français obéit à une hiérarchie supérieure représentée par son gouvernement, et sa motivation principale est (en théorie) celle de servir son pays pour y garantir la paix. L’espion récolte des informations cruciales pour prévenir un conflit, surtout dans la réalité historique dans laquelle prend place la série qui est celle du début de la Guerre Froide et du large mouvement d’indépendance des ex-colonies. Tout comme le flic qui résout des enquêtes et applique la loi, l’espion français pourrait correspondre à une figure d’homme de justice. Mais, car il y a un mais, ce sont justement ses méthodes qui le font aussi pencher du côté du gangster. Pour obtenir ses renseignements et remplir ses missions, l’espion français n’hésite pas à mentir, corrompre, torturer et même tuer de sang-froid, franchissant ainsi la ligne rouge qu’un bon flic ne franchirait jamais et dans laquelle un vrai gangster se vautre. Là trône toute l’ambivalence qui donne à l’espion français ce statut d’intermédiaire entre le policier et le gangster : il accomplit ses missions secrètes pour protéger les honnêtes gens d’un conflit mondial mais ses moyens pour y parvenir sont immoraux allant de la corruption à l’assassinat planifié.

C’est exactement cette recette que l’on retrouve dans Au Service de la France. Nos héros affublés du parfait costume du bon flic, à savoir costard-cravate, imperméable et borsalino (on parle d’un chapeau, pas d’une pâtisserie italienne), vont tenter coûte que coûte de protéger les intérêts de la France face à un ordre mondial en plein bouleversement, qui n’est pas sans nous rappeler le nôtre. Tous les moyens sont bons pour corrompre un nouveau leader « démocratique » africain, empêcher une attaque nucléaire venant de Cuba, ou tout simplement conserver le magnifique département d’Algérie. Dans cette série, l’espion français est l’engrenage dissimulé qui satisfait tous ceux qui doivent être satisfaits, du moment que le pognon change de main, que le citoyen lambda dort paisiblement et que l’opposant trop bavard repose six pieds sous terre.

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