Mauvaises Filles : rencontre avec la réalisatrice Emérance Dubas

A l’occasion de la sortie de Mauvaises filles, son premier long métrage, ce mercredi 23 novembre, nous avons rencontré la réalisatrice pour évoquer la genèse du film et les choix effectués.

La question que l’on doit souvent vous poser est celle du titre. Désiriez-vous reprendre la terminologie des oppresseurs ?

Le film est né de ma rencontre avec l’historienne Véronique Blanchard qui à l’époque rédigeait sa thèse de doctorat -« Mauvaises filles : portraits de la déviance féminine juvénile (1945-1958) » soutenue en 2016 et publiée en 2019 sous le titre Vagabondes, voleuses, vicieuses . Je trouvais le titre de la thèse très éloquent et  j’ai repris le nom que la société pouvait imposer à ces filles qui étaient placées en maisons de correction.

D’après vous, quelles sont les connotations qui vont s’imposer ?

Ça fait partie de tout un corpus autour des filles qui étaient stigmatisées parce qu’elle n’étaient pas conformes à ce que la société attendait d’elles : les filles mères, les filles en détresse…

Quelles ont été vos influences ? On peut songer, en littérature, au Bal des folles de Victoria Mas (2019), au cinéma, à A la Folie de Wang Bing (2012) parmi mille exemples d’enfermement à pseudo-visée thérapeutique.

Il y a bien sûr The Magdalene Sisters, le film de Peter Mullan sorti en France en 2003 et qui traitait du même sujet, mais du point de vue de la fiction. Il y a un film en fait qui a été ma référence pendant toute l’élaboration du documentaire : L’Ordre de Jean-Daniel Pollet (1973) qui explore la relégation des lépreux sur l’île de Spinalonga. Il y a à la fois l’exploration du lieu comme j’ai exploré le Bon Pasteur de Bourges et le témoignage d’un lépreux qui s’adresse au monde. C’est un film magistral sur la question de l’enfermement.

En ce qui concerne le choix des femmes, vous avez su tisser des liens plus profonds durant sept ans. Le sujet vous tenait à cœur et on ressent une sincérité absolue. Comment êtes-vous parvenue à obtenir une telle confiance ?

Je ne parlerais pas forcément de choix, mais plutôt de rencontres, parce qu’on s’est vraiment apprivoisées les unes les autres. C’est un projet qui a duré sept ans : ça a été un long chemin pour se trouver. J’ai d’abord rencontré Michèle et j’ai mis deux ans avant de sortir une caméra. Je n’ai pas rencontré tant de femmes que ça et l’une d’entre elles, à la veille d’un premier essai à la caméra, a annulé en me disant qu’elle ne pouvait y arriver, ce que je comprends tout à fait. Je n’ai pas rencontré tant de femmes qui assumaient leur histoire et étaient en mesure de pouvoir l’assumer publiquement. Il se trouve que j’ai rencontré cinq femmes : ce qui m’intéressait, c’était de travailler avec elles sur leurs parcours singuliers car elles n’avaient pas été aux mêmes endroits. Il y avait autre chose qui était important pour moi, c’est que je souhaitais aussi travailler avec des femmes qui avaient fait un chemin intérieur qui leur permettait d’échapper à la colère sans être résignées et c’était très important que ce soit le spectateur qui prenne en charge cette colère.

Ce qui force l’admiration, c’est qu’elles racontent des expériences traumatiques, mais ont réussi à aller au-delà, à presque pardonner. Je voudrais vous écouter au sujet de ces passages un peu plus expérimentaux au cours desquels le parcours de l’espace carcéral en ruines est aussi une plongée mémorielle avec une voix comme guide.

C’était très important pour moi : c’est un film sur les traces émotionnelles que laisse le placement en maison de correction. Il y a aussi quelque chose de très concret dans l’enfermement des corps féminins et je voulais que le spectateur puisse éprouver ce qu’étaient concrètement ces enfermements. Longtemps je cherchai un lieu qui puisse incarner le récit des femmes : ça n’a pas été facile puisque la maison mère du Bon Pasteur à Angers m’a toujours refusé l’accès et beaucoup de lieux ont été transformés. Il se trouve que j’entends parler du Bon Pasteur de Bourges qui va être vendu au profit d’un projet immobilier et rasé : ce lieu est resté en l’état à l’abandon depuis une trentaine d’années. Je rentrai et tout de suite je sus que c’était le lieu que je cherchais, un lieu archétypal qui raconte parfaitement ce qu’étaient ces établissements du Bon Pasteur partout en France. C’est à dire un lieu séparé de l’extérieur de la ville et divisé à l’intérieur, un lieu labyrinthique avec un mitard que j’ai mis deux jours à trouver. J’ai fait une autre enquête pour rencontrer une femme qui puisse me raconter ces lieux. Vous parliez de la singularité des voix : il se trouve que j’appelle une femme qui s’appelle Édith, la femme du film. Je demande à la rencontrer : elle me dit de lui donner vingt-quatre heures et de la rappeler le lendemain à la même heure, ce que j’ai fait. Elle me donne alors son accord et j’ai donc rencontré une femme de 95 ans qui n’était plus en mesure de se déplacer. Je lui ai alors demandé qu’elle me raconte le chemin qu’elle empruntait enfant depuis l’entrée jusqu’à son lit, en traversant mentalement les espaces. Elle m’a raconté la vie à l’intérieur et je lui ai promis en partant que je lui ramènerais des images du Bon Pasteur. Quand j’y suis retournée, cette fois-ci pour tourner, j’étais guidée par sa voix. C’était la grande surprise du montage, c’était un pari. La voix d’Édith a structuré le film avec la seule séquence musicale du mitard comme pivot.

Était-ce un choix délibéré de ne pas du tout contacter les responsables ?

C’était un parti pris dès le départ : je voulais offrir aux femmes un écran, un espace de parole. Ce qui m’intéressait, c’était de montrer le système, la place des femmes dans la société : comme le dit très bien Éveline à la fin du film, L’État plaçait les filles dans des congrégations religieuses et les religieuses faisaient le sale travail. Ce qui est intéressant, c’est de voir que le 2 février 1945 est créée la magistrature pour la jeunesse : c’est une avancée parce qu’on va privilégier l’éducation à la peine, mais les  »mauvais garçons » partent dans des internats publics et les  »mauvaises filles » vont partir dans des congrégations religieuses. De ce point de vue-là, c’est très intéressant de voir que les filles , pour des questions de mœurs, on les place chez les religieuses parce qu’on pense qu’elles seront en capacité de pouvoir assurer leur bonne conduite.

Y-a-t-il eu des anecdotes trop choquantes que vous n’avez pas voulu garder au montage ?

On entend quand même beaucoup de choses très dures, notamment sur leur sortie. En fait, je me suis beaucoup interrogée sur la place des spectateurs et c’était l’un des enjeux du film : comment le spectateur va pouvoir trouver sa place face à la violence et à la force aussi des récits. J’ai vraiment fait le souhait, dans la relation que j’avais à elles, de cette espèce de douceur. Je suis quelqu’un de très pudique. C’est un montage au millimètre et il y a beaucoup de choses qu’on devine, mais qui ne sont pas dites. Ces femmes irradient, elles arrivent à raconter des choses horribles qui sont arrivées dans leur jeunesse ou à la sortie puisqu’elles sont des brebis au milieu des loups. Mais cette capacité à trouver quand même le bonheur, c’est aussi un formidable message d’espoir. Je suis née à Angers, là où se trouve la maison-mère du Bon Pasteur, je connaissais l’histoire des Magdalene Sisters, mais j’ignorais en fait qu’il s’était passé la même chose en France. Quand je rencontre l’historienne Véronique Blanchard, je me dis que c’est incroyable : le cœur du système était là où je suis née !

Il est question d’une jeune fille homosexuelle et de son traitement. Que pouvez-vous nous dire de l’invisibilisation des femmes lesbiennes ?

Les jeunes filles à l’époque avaient l’interdiction de s’allier d’amitié. Il y avait toujours cette question de l’homosexualité, donc les filles ne devaient pas se confier les unes aux autres, ne devaient pas raconter leur histoire car il y avait toujours le diable qui se cachait. Il y avait toujours la peur de l’homosexualité et c’est très fort la séquence où Michèle fait comme une demande de pardon ; elle était conditionnée, ce sont les termes qu’elle emploie, elle n’a pas pu faire autrement que d’agir comme elle l’a fait et je crois que le film était aussi une façon de dire « excuse-moi ». L’homosexualité, c’était le loup dans la bergerie.

Oui, on a l’impression que toute joie était proscrite, sous quelque forme que ce soit. Réaliser ce film documentaire vous a pris sept ans. Quel est votre état d’esprit, à l’approche de la sortie ?

Le film ne m’appartient plus, c’est le film du public. J’ai fait beaucoup d’avant-premières. Le film sort en salle le 23 et je suis très heureuse de cela, très heureuse aussi pour les femmes. J’ai un projet mais il faut encore un peu de temps et de disponibilité pour cela.

J’espère qu’il trouvera son public car c’est à la fois un témoignage essentiel et un grand moment d’empathie.

Propos recueillis par Nicolas Levacher le 17 novembre 2022 dans les locaux de Arizona Distribution, Paris 20e arrondissement. Un grand merci à Emérance Dubas et Claire Viroulaud d’avoir pu permettre la réalisation de cet entretien.

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