Mauvaises Filles : Abattre les murs pour se reconstruire

Pour des prétextes de toutes natures, illustrant la cruauté oppressive d’un patriarcat sans complexes, de nombreuses femmes en France, des « mauvaises filles », ont été placées dans les établissements de Notre-Dame de Charité du Bon Pasteur à l’adolescence, et ce jusqu’à la fin des années 70. Le documentaire de Emérance Dubas, qui sort le 23 novembre, nous offre la chance d’écouter des survivantes qui ont su se reconstruire après des années de cruelle détention.

C’est le premier long métrage documentaire de Emérance Dubas, dont elle dit que le sujet s’est imposé à elle. Elle l‘a méticuleusement conçu sur une période de sept ans qui s’est avérée nécessaire pour entretenir un rapport intime propice au recueillement de la parole des femmes. Celles que l’on voit, Michèle, Éveline, Fabienne et Marie-Christine, ou entend, Edith, racontent sans fard leur parcours et sont épatantes par leur aptitude à faire de nous leurs confidents : la confiance qu’elles ont accordé à la réalisatrice, nous la leur accordons en retour sans la moindre réserve, tant leur expression faciale, leur voix, leur ton génèrent une atmosphère compassionnelle. Ce sont des survivantes ; elles ont su accéder à une certaine paix intérieure, à échapper à l’enfermement traumatique dont elles nous livrent les tenants et aboutissants. Ce qui caractérise leur expérience carcérale est la proscription de toute tendresse, de toute joie : c’est le règne de l’endurcissement et des privations, dans le cadre d’une vision ascétique et punitive. De bastonnades en mitards, leur quotidien ne leur offre comme consolation qu’une solidarité de détenues, prélude d‘une sororité essentielle (tout rapprochement homosexuel étant évidemment perçu comme une abomination, ce qui générera les remords de l’une des interviewées quant à son attitude à l’égard d’une camarade). Pour nos brebis, les louves de l’intérieur laisseront place aux loups alpha du monde extérieur tentant de profiter de leur innocence et de leur corps martyrisé.

Il s’agit non seulement de témoigner des horreurs du passé, mais aussi et surtout de transmettre aux générations futures, afin que l’invisibilisation cède la place au dévoilement des atrocités d’un système patriarcal auquel il ne saurait plus être permis de dissimuler ses victimes derrière les murs de la honte et du silence imposé. Ces anciennes « mauvaises filles » s’expriment à cœur ouvert dans ce film de paroles qui s’inscrit dans le mouvement #MeToo. Elles osent dévoiler la vérité des institutions aux façades ripolinées pour que la vigilance soit de mise aujourd’hui et demain. La femme qui n’a osé parler à personne du viol subi à onze ans et qui découvre que les bonnes sœurs sont de « sacrées menteuses » dans leurs rapports, comprend pleinement la nécessité de la passation de paroles et du pouvoir qu’elle confère par la connaissance des situations. Quand une autre fait lire son histoire à ses petites-filles dans le cadre idyllique des hamacs d’une chaude journée, on a l’illustration du bonheur au bout du périple et d’une tendresse matriarcale salutaire et revigorante pour un spectateur souvent abasourdi par les sévices décrits. Une place au soleil est permise à toutes les personnes de bonne volonté. Une histoire collective peut être rédigée à partir des traces émotionnelles partagées, face à une oppression systémique. La réalisatrice a d’ailleurs pour perspective de créer un podcast, une « géographie du Bon Pasteur ».

Un témoignage est mis en scène de manière particulièrement originale et saisissante : il s’agit de celui où nous sommes guidés par la voix d’Édith dans les ruines du Bon Pasteur de Bourges. Comme si nous participions à un jeu vidéo morbide, à la limite du survival horror, la caméra pénètre l’antre de cet Enfer labyrinthique pour jeunes filles. Nous remontons, tels des fantômes ramenés par l’invocation d’une échappée, les couloirs et les escaliers de cette maison hantée par les voix des suppliciées, que les fenêtres aujourd’hui brisées ne laissaient alors pas parvenir à l’extérieur. Cette pénétration d’un espace claustrophobique est aussi l’occasion d’une réminiscence curative et l’on est frappé du caractère cristallin de la voix d’une femme de plus de quatre-vingt dix ans qui semble elle aussi être parvenue à ce petit miracle de la joie retrouvée, alors même qu’elle nous narre des expériences d’un sadisme sidérant. La découverte progressive de ce lieu caverneux, à l’image d’un montage très subtil, est allégorique d’un chemin intérieur d’une grande pudeur pour accéder à la lumière libératrice. Un espace emblématique est celui du mitard (qui apparaît au cours de la seule séquence musicale) où se mêlent isolement annihilant et éclosion subversive, avec ses graffitis annonciateurs d’une vie à reconquérir.

On ne peut que vous conseiller ce film essentiel qui lève le voile sur des pratiques d’oppression patriarcale en des temps peu éloignés. Les confidences chaleureuses dont nous sommes les destinataires sont autant de portraits de femmes épatantes de courage et de vitalité.

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