Armageddon Time : The Logical Movie

Nous ne l’attendions plus vraiment. Responsable de quatre premiers longs métrages plus ou moins brillants, passionnants et intimistes (avec en point d’orgue le bouleversant Two Lovers réalisé au crépuscule des années 2000, et qui constitue certainement l’un des plus beaux films de ladite décennie, ndlr) James Gray accoucha par la suite de films relativement décevants voire péniblement regardables : et si cela commençait à se gâter à partir de la réussite en demi-teinte de The Immigrant ses deux films suivants que furent The Lost City of Z et Ad Astra finirent de nous déconcerter à un point difficilement imaginable, tant la personnalité du cinéaste new-yorkais semblait s’y effacer au profit d’un cahier des charges aux intentions aussi troubles qu’invraisemblables. Oui, et c’est ainsi : nous ne l’attendions plus, le pensant incapable de reformer les exploits successifs entamés avec le somptueux et terrible Little Odessa, son premier film et Caméra d’Or personnelle de notre rédaction sorti en salles il y désormais près de trente ans…

Mais le temps des luttes intérieures et du drame intarissable que représentent la vie d’un être humain (et sur lesquels le réalisateur américain pose ses fondations à des fins foncièrement bouleversantes, ndlr) est de retour dans son huitième et dernier long métrage en date : le bien-nommé Armageddon Time, visible en salles dès ce mercredi 9 novembre et honteusement reparti bredouille de la 75ème Compétition Officielle du Festival de Cannes de cette année. Et nous pouvons le dire sans ambages, purement et simplement : c’est un chef d’oeuvre. Sans doute le plus beau et le plus enraciné dans les préoccupations existentielles de son auteur et cinéaste. Armageddon Time, contre toute attente, est un illustre film-miracle, déchirant et désespérant, un mélodrame renouant avec l’âge d’or du cinéma de James Gray : intimité, conflits familiaux, violence mâtinée de mélancolie… Un drame dans sa vertu la plus imparable, une (b)romance impossible filmée dans une intranquillité qui ne dirait jamais son nom, avec évidence et pudeur dans le même mouvement d’apaisement chagrin et meurtri. Une merveille.

L’histoire d’une amitié contrariée oui, mais pas seulement : c’est toute une initiation à la vie, terrible et douloureuse, que retrace James Gray dans Armageddon Time à travers la figure du jeune Paul Graff (Michael Banks Repeta, rien de moins que superbe), adolescent juif new-yorkais et potentiel alter ego juvénile du cinéaste aux aspirations artistiques bridées de toutes parts… exceptées peut-être en la personne de son grand-père Aaron (incarné – de manière magistrale, encore une fois – par un Anthony Hopkins au beau soir de sa carrière, ndlr), vétéran et détenteur d’une Histoire de l’Amérique immigrante désireux de transmettre ses valeurs et sa mémoire à son petit-fils.

Fantaisiste, lunaire, sans doutes un peu trop lent pour une mère persuadée de se saigner aux quatre veines pour lui et son grand-frère et pour un père convaincu qu’une éducation à la dure serait le meilleur moyen de pousser ses enfants vers le haut de l’échelle sociale Paul intègre, dès les premières secondes du métrage, sa classe de 6ème dans un collège du Queens du New-York du début des années 80. D’emblée la virtuosité plastique du film saute aux yeux, crève l’écran et s’imprime littéralement en notre psyché émotionnelle : photographie resplendissante de Darius Khondji, mise en scène sobre mais lyrique sublimant des personnages parmi lesquels le jeune Paul Graff fera la rencontre de son camarade Johnny (Jaylin Webb, désarmant de spontanéité) jeune afro-américain désœuvré plus ou moins relégué au plan de l’assistance publique. De cette école destinée à responsabiliser, praticabiliser les futurs citoyens de l’ère reaganienne des années à venir Paul et Johnny s’échapperont dès qu’une occasion se présentera : une amitié buissonnière mêlée de dessins farfelus, de rêves adolescents et de premières cigarettes, une amitié posée en sublime doigt d’honneur à l’encontre d’adultes psycho-rigides enclins au culte de l’argent, à la sécurité de l’emploi et au racisme ordinaire…

Le film, de ses premières minutes jusqu’à sa conclusion (conclusion tour à tour abrupte et ouverte vers d’autres possibilités qu’on aime à s’imaginer plusieurs heures après sa découverte, ndlr), est en fin de compte une pièce de cinéma de tout premier choix, probablement ce que James Gray a fait de plus gigantesque depuis Two Lovers… Un authentique mélodrame distillant toutes les obsessions intimes de son auteur, chef d’oeuvre au coeur duquel chaque interprète brille de sa cinégénie et de sa complexité, à la fois vulnérable et massive (Anne Hathaway et Jeremy Strong, jouant respectivement la mère et le père de Paul, sont renversants de beauté et de tristesse, chacun à leur façon…). Avec sa petite voix timide provenant d’un coffre fort et puissant en paradoxe Armageddon Time nous parle des âmes perdues de l’enfance, de la dureté de l’âge adulte et de la sagesse des ancêtres, une fresque familiale retentissante s’imposant dans toute sa rondeur comme le meilleur film de cette fin d’année. Bouleversant.

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