Tideland : Au pays de Terry, on s’amuse, on pète, on sourit

La jeune Jeliza-Rose vit dans une ferme au milieu des champs. Mais elle n’est pas seule: toutes sortes de créatures communiquent avec elle et l’entraînent dans une réalité alternative. Le film de Terry Gilliam, sorti en 2006 et disponible sur Shadowz, se veut une relecture des Aventures d’Alice au pays des merveilles. A-t-il le charme et la généreuse inventivité de son modèle?


Le roman paru en 1865 Les Aventures d’Alice au pays des merveilles (titre original: Alice’s adventures in wonderland) de Lewis Carroll (avec les illustrations de John Tenniel) est une oeuvre à l’influence mondiale: le merveilleux associé au satirique, la multiplication de situations fantasques et la prolifération de personnages étranges et fascinants lui ont assuré une popularité et une universalité encore vivaces au XXIème siècle. En ce qui concerne le septième art, on peut citer parmi les plus grandes réussites, entre moult adaptations, le film d’animation des studios Disney en 1951 ou le film hybride de Jan Svankmajer en 1988. On peut aussi songer au clip de Gwen Stefani pour la chanson What You Waiting For? en 2004.


Une réussite essentielle du film est sa capacité à basculer d’un univers réaliste à un monde fantasmatique: ces instants de labilité sont fort bien restitués par une mise en scène sensitive qui joue des correspondances. Ainsi, dans une séquence merveilleuse de plongée, le bruissement des herbes est-il associé aux ondulations des algues et à tout un réseau de mouvements capillaires, le bleu d’un aquarium géant se substituant presque naturellement à l’ocre de la campagne. Les retours à la réalité s’opèrent généralement de manière assez disruptive par des bruits stridents, associés à la modernité tonitruante des machines par exemple. Jeliza-Rose, la nouvelle Alice, est la démiurge de ce multiverse: dès la première séquence, on l’observe au milieu des sauterelles, dans un champ infini, accédant avec ses poupées, à l’abri d’une carcasse de voiture, au monde enchanté des lucioles, instant féérique qui sera interrompu par le vrombissement monstrueux d’un train, relié, dans le flashback qui suit, à une salle de concert et sa masse d’adultes déjantés.

Le désir d’évasion, de ne pas être asservi à un quotidien rance, ni à aucune loi, est l’obsession d’autres protagonistes, mais leur maîtrise des rouages de l’imaginaire est déficiente et ils incarnent de graves dangers pour Jeliza-Rose, comme la Reine de coeur pour Alice. On regrettera les rôles trop secondaires des excellents Jennifer Tilly et Jeff Bridges (elle étouffante, lui pétomane) en parents héroïnomanes qui voyagent à leur façon, ayant perdu toute clé des possibles, en impliquant sans scrupules leur propre enfant. L’ami simple d’esprit Dickens (joué par Brendan Fletcher) qui se prend avec son masque de plongée pour un clône du capitaine Nemo pourchassant le monstre-requin qu’est le train, incarne toute une potentialité de destruction fanatique et surtout de promiscuité pédophile dans un détonnant (détonant?) et inédit amalgame de Eros et Thanatos. Sa mère (Janet McTeer) est-elle une succube ? Une sorcière ? Un fantôme? Un vampire? Son activité de momification et ses animaux empaillés sont un perpétuel défi aux lois de la nature et signes d’une incapacité à accepter le monde tel qu’il est, ce qui se traduit par une détestation de toutes ses créatures. Ces deux derniers personnages sont intéressants a priori, mais ils pâtissent également d’un défaut de caractérisation et d’un excès de cabotinage.

Car c’est Jeliza-Rose qui occupe l’écran de manière omnipotente : elle est de presque tous les plans et s’exprime en permanence. Jodelle Ferland est-elle à la hauteur du rôle ou est-ce une énième enfant irritante ? La réponse est plutôt positive, même si on aurait apprécié que son personnage laisse un peu plus de place aux autres. La jeune fille, dans sa masure isolée qui rappelle bien davantage les chronotopes des excellents (avec des thématiques proches, liées à l’enfance et l’imaginaire) Paperhouse de Bernard Rose (1988) et L’Enfant miroir de Philip Ridley (1990) que celui de La Petite Maison dans la prairie, est en proie à une terreur de la solitude et du manque d’affection, courant le risque d’une schizophrénie sclérosante à force de dialoguer avec ses têtes de poupées (dont certains plans évoquent une fâcheuse autonomie à la Dolls de Stuart Gordon, sorti en 1987) ou d’une aliénation à la moindre créature qui l’accueillera. La chute dans le trou vertigineux semble inévitable si les frontières entre l’enfance et l’âge adulte s’abolissent définitivement à coups de perruques, de maquillage et de robes de mariées. Il s’agit de déchirer le voile des illusions, tout en gardant sa candeur intacte : la blancheur d’un nouvel environnement n’est pas la chaleur d’un foyer; les baisers « idiots » de Dickens ne sont pas la promesse d’un amour éternel.

Terry Gilliam est un réalisateur virtuose, il n’y a pas à en débattre. Mais comme tout maestro, il peut se laisser dominer par une sorte d’hubris qui sanctifierait une overdose formelle sans véritable enjeu de caractérisation ou de dramatisation, même si certains choix sont très pertinents, comme on l’a souligné. On peut presque parler de gavage du spectateur, à coups d’innombrables plans débullés (le fameux dutch angle), de variations de focales avec un recours excessif au grand angulaire, de changements incessants de points et d’angles de vue, de répétitifs mouvements aériens ascendants, descendants, enveloppants… Sans parler de l’intempestive musique et des effets sonores qui ponctuent très grossièrement la narration, notamment les fins de séquences. Fort heureusement, il n’y a rien à redire à la photographie qui est sublime, surtout dans ses tonalités ocres.

Tideland est un film original, comme le sont tous ceux de Terry Gilliam, avec la volonté d’offrir un spectacle de tous les instants, au risque de la surcharge. C’est tout de même avec une certaine euphorie que l’on se retrouve projeté dans les méandres de la douce folie de Jeliza-Rose.

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Article réalisé dans le cadre d’un partenariat avec la plateforme Shadowz.

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