Leila et ses frères : Famille nombreuse, famille honteuse…

L’Iran saigne et s’époumone : à l’heure où plusieurs cinéastes se trouvent incarcérés dans la tristement « universitaire » prison d’Evin de Téhéran (lieu de captivité où bon nombre d’intellectuels dissidents purgent une peine motivée par une « incitation aux troubles et à la violation de la sécurité psychologique » selon le régime islamiste actuel) nous sommes pratiquement dans le devoir de rendre grâce au nouveau film de Saeed Roustaee, authentique réquisitoire contre le système politique iranien doublé d’une fresque familiale des plus denses et des plus palpitantes.

Présenté en Sélection Officielle du dernier Festival de Cannes et reparti – hélas – sans nulles autres récompenses que l’acclamation du public et le prix FIPRESCI (prix de la critique internationale, ndlr) Leila et ses frères déroule – sur un peu moins de trois heures – le parcours semé d’embûches d’une famille nombreuse iranienne en proie à un conflit d’intérêts pour le moins épineux : partagée entre la volonté pugnace du patriarche vieillissant d’obtenir le titre prestigieux et atavique de parrain et celle de la jeune Leila de parvenir à subvenir aux besoins de ses quatre frères et de ses parents cette famille sera dépeinte par Saeed Roustaee dans la virtuosité psychologique la plus exemplaire qui soit, prenant le temps de présenter chaque personnage : d’abord un Heshmat avide issu d’un milieu plus que modeste (Saeed Poursamimi, magistral en nouvel Harpagon, ndlr) et désireux d’accéder à la notoriété qu’il n’a jamais eu, moyennant quelques pièces d’or ; Alireza ensuite, frère consciencieux fraîchement licencié de son emploi d’ouvrier à l’orée du métrage, tentant vainement de joindre les deux bouts au seul bon vouloir de son allocation chômage ; et puis Parviz, frère aîné adipeux et père de quatre fillettes et d’un tout petit garçon (heureux évènement survenant dans la première demi-heure du récit et comblant de bonheur un Heshmat lassé de ses petites-filles et convoitant depuis des lustres une descendance qu’il jugerait décente), quinquagénaire ventripotent vivant à la petite semaine entre deux coups de serpillière ; et enfin les deux frères cadets Farhad et Manouchehr, le premier faisant passablement le taxi et consommant des programmes de catch abrutissants à ses heures perdues lorsque le second se livre à toutes les combines possibles et imaginables afin d’amasser un pécule véritablement conséquent.

Entre ce père et ces quatre frères au demeurant contestables il y a donc Leila, jeune femme-courage arguant la mise en oeuvre d’une projet de boutique susceptible d’apporter à sa famille de meilleurs lendemains… Intelligente, rejetant presque insolemment la figure paternelle et patriarcale représentée par le vieil Heshmat cette soeur cristallise à elle seule toute la dimension féministe du film de Saeed Roustaee. Le cinéaste place sur la sellette tout un pan de la société iranienne à renfort de dilemme moral (l’aspiration généalogique, dynastique presque, de Heshmat passera t-elle devant la survie économique de ses enfants ?) et de thriller urbain aux rebondissements fascinants dont nous tairons l’issue en ces lieux. Et si la mise en scène n’est parfois pas sans rappeler les effets de style clinquants du cinéma scorsesien (slow motion tout droit hérités de Raging Bull ou de Goodfellas, longue séquence de mariage fastueux en forme de morceau de bravoure spectaculaire, etc…) sa dimension hyperréaliste renvoie directement au meilleur de son collègue Asghar Farhadi, cinéma vériste certes bavard mais passionnant de bout en bout…

Après La Loi de Téhéran Saeed Roustaee confirme donc à nouveau sa brillance d’écriture et son courage artistique, s’étant vu du reste interdit de diffuser son nouveau long métrage dans les salles iraniennes pour des raisons malheureusement évidentes : représentation critique d’un patriarcat encore et toujours dominant, économie nationale et inter-nationale sous le joug d’une inflation délirante, milieux interlopes que le spectateur aurait presque envie de défendre au vu de la conjoncture (le personnage de Manouchehr, superbement interprété par Payman Maadi, est en ce sens parfaitement éloquent)… Limpide et trépidant le spectacle sociologique et familial de Leila et ses frères fait figure de très grande réussite, montrant un système coupable et condamnable sous bien des rapports : à croire que les récentes incarcérations de Panahi, Rasoulof et consorts témoignent malencontreusement d’un hospice se moquant bien de la charité...

2 Rétroliens / Pings

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