Gerry : « Our Own Private Hidden Road… »

Blue screen, générique absent, titre réduit à néant : immédiatement l’unique et incessante vision-aveugle et monochrome de feu Derek Jarman tournée dix ans plus tôt s’impose à notre regard, comme une fatale réminiscence. Quelques secondes de vide et de silence absolus, un désert mental et sensitif comme éventuelle antichambre narrative… Et puis un photogramme, une image puis enfin un long, très long plan apparaît dans le champ des possibles : une voiture patine sur une route aux courbes pratiquement rectilignes, minuscule habitacle traversant l’immensité d’une région insituable et baignée d’une lumière chatoyante, rocailleuse et – de fait – désertique. Un long plan fluide, steadycamé, caressant de loin cet engin amenant nos deux gus vers l’inéluctable : Gerry et Gerry, deux potos un peu paumés en partance pour une destination connue d’eux seuls, une région perdue quelque part entre la cordillère argentine, la Death Valley et le système solaire…

Nous sommes en mars 2004 et le monde cinéphile découvre Gerry, neuvième sonate vansantienne ressortie dans les salles françaises sous l’épaulement du précédent et multiprimé Elephant du même auteur (rien de moins que Palme d’Or et Prix de la mise en scène au Festival de Cannes 2003, ndlr). Tourné pourtant deux ans auparavant Gerry sort donc quelques mois après la relecture passionnante et formellement très sophistiquée du massacre de Columbine… s’offrant lentement mais sûrement comme l’une des plus belles propositions de Septième Art de ce début de XXIème Siècle, balade mortifère et hypnotique mettant en scène deux acteurs alors tout à fait bankables : Matt Damon et Casey Affleck, partageant par ailleurs la casquette de coscénariste avec Gus Van Sant.

Écrit à six mains, ténu mais habité en permanence par ses deux et uniques comédiens Gerry est un poème visuel et sonore entièrement atypique, n’expliquant que très peu ce qu’il nous montre généreusement en paradoxe. Réfutant toute psychologie et exposant de plain pied sa ligne directrice (Gerry n’est sur le papier qu’une promenade dans le désert, rien de plus…) le film de Gus Van Sant nous invite néanmoins à bien des interprétations, invitant le spectateur à se perdre dans les innombrables espaces-temps de son superbe long métrage. Et si le plan-séquence semble ici affaire de continuité (la figure de style, héritée ici du cinéma du hongrois Bela Tarr, s’avère en l’état pléthorique) Gus Van Sant semble dans le même mouvement protéiforme briser les frontières entre le crépuscule et l’aube, les plaines arides et les montagnes anguleuses, les scènes de bavardage très pulp et les longues plages de silence…

Deux hommes au sobriquet identique, un désert tenant lieu de théâtre shakespearien voire même beckettien, un conte de l’absurdité ordinaire et existentielle : voilà ce qu’est le Gerry de Gus Van Sant, sublime méditation sur deux avatars auxquels nous aurons le choix de nous identifier ou non… C’est dans son indicible richesse que ce drame contemplatif dévoile toute sa splendeur, magnifié par la photographie nuancée de Harris Savides (également chef opérateur de Elephant puis de Last Days réalisé en 2005, ndlr) et la musique minimaliste et cyclique de l’estonien Arvo Pärt, ouvrant et clôturant cette balade épique mâtinée de tragédie. Sertie de plans tous plus beaux les uns que les autres ladite promenade montre un désert labyrinthique renvoyant au concept d’anankè des choses prégnant dans l’Oeuvre de Victor Hugo, notamment dans son roman Les Travailleurs de la Mer au coeur duquel le marin Gilliatt affronte les éléments et leurs forces immaîtrisables ; un fatum sans merci, amenant nos deux gerrys à se dissocier de plus en plus à mesure que leur errance se mue en égarement, puis en une perte totale de repères.

Près de deux décennies plus tard ressort donc, sous l’égide de Carlotta, ce chef d’oeuvre du cinéma américain des années 2000, road-movie pédestre d’humeur laconique et de plastique superbe et subjuguante aux lectures ouvertes et multiples. Au même rang que Elephant et Last Days Gerry est un objet de cinéma singulier, mettant un point d’honneur à réinventer la durée filmique à dessein d’amener le spectateur à faire de l’étonnement son expérience ultime. Une véritable pièce maîtresse.

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