To Kill The Beast : sublimes désirs, entre ivresse et torpeur

A l’orée d’une jungle entre Argentine et Brésil, Emilia cherche son frère. Sa quête va se révéler enivrante et lever le voile des désirs enfouis, dans un cadre fantastique où une bête rôderait. Le spectateur sera-t-il aussi charmé par le parfum capiteux de ce film déroutant? To Kill The Beast sera sur nos écrans le 13 juillet.

La réalisatrice Agustina San Martín a été primée pour ses courts, notamment Monstruos Dios (Monster God) à Cannes. Dans sa mise en scène, elle apporte un soin certain à la création d’une atmosphère envoutante et mystérieuse, par ses choix visuel et sonore au service d’un film sous l’emprise du sensoriel. Le décor n’illustre pas seulement, il vibre, il génère une ambiance qui modifie les perceptions des protagonistes et précipite leur évolution. Beaucoup de plans sont des beautés picturales qui caractérisent un chronotope qui paraît hors du temps et à l’écart de toute modernité: brume, forêt, lune, lampadaires esseulés nous immergent dans une ambiance unique, même si cela peut nuire à la fluidité d’une narration elliptique. C’est accentué par le montage assez saccadé, qui opère par touches évanescentes et ne permet pas véritablement d’approfondir toutes les pistes esquissées. La communauté humaine qui nous est présentée est beaucoup moins attrayante : un patriarcat bourru et puritain à la mentalité de vigilante. Il s’avère bien plus repoussant que la bête du titre. Le thème de la créature mystique et potentiellement dangereuse a d’ailleurs été illustré à plusieurs reprises ces dernières années dans le cinéma d’Amérique centrale et du Sud : on songe à Meurs, Monstre, meurs de l’Argentin Alejandro Fadel en 2018, au Minotaure de Post Tenebras Lux (Mexique, 2012) de Carlos Reygadas, admiré par la réalisatrice, ou encore à La Région sauvage d’Amat Escalante (Mexique, 2016), avec sa puissante charge érotique que l’on retrouve partiellement dans To Kill The Beast.

L’ambition du film est de mettre en scène l’éveil à la sexualité d’une adolescente. Non en illustrant scolairement les différentes étapes obligées du classique schéma du genre coming of age (le passage à l’âge adulte et ses rites si souvent formatés), mais en recourant à tout un réseau de sensations que suggère la réalisation, dans le cadre torride d’ un microcosme propre à susciter l’imaginaire et son cortège de désirs enfouis à l’aube de leur éveil. La jeunesse qui s’y trouve se réunit dans des fêtes embryonnaires de potentielles bacchanales, mais sans qu’aucune frontière ne soit véritablement franchie: l’heure n’est pas encore à la jouissance, on se regarde, on se frôle, on se cantonne à de prometteurs préliminaires. On vit et vibre aux côtés d’Emilia, voire en elle, en partageant sa vision et ses ressentis. Fantasmes de l’onanisme et fantasmagories liées à la bête s’entremêlent dans une ambiance érotico-fantastique, suggérant une sorte d' »exorcisme émotionnel  » selon les dires d’Agustina San Martín . Il s’agit d’investir le monde, de se révéler à soi-même, sans l’apport artificiel d’une toute puissance masculine. Le spectateur fait quasiment corps avec l’actrice, ce qui est assez exaltant, mais aussi déroutant, voire éreintant quand il y a si peu d’accroche narrative. La caractérisation est aussi réduite à peau de chagrin: les relations qui se nouent sont presque instinctives, le corps imposant sa loi à un intellect mis en berne, abolissant également tous les interdits moralisateurs et discriminants liés aux origines et aux genres (ou à l’âge, une mère pouvant s’agripper sensuellement à un jeune voisin) : le désir n’a pas ces œillères sclérosantes.

Partir en quête de son passé, c’est se trouver. Apprivoiser la bête, c’est apprivoiser son propre désir. Emilia est à la recherche de son frère perdu de vue et à ce besoin de retrouvailles se superpose la rencontre éventuelle d’une mystérieuse créature. Mais les appels sonnent dans le vide (à la différence du Black Phone de Scott Derrickson en ce moment en salles) et, en guise de créature, seul un gentil toutou vient la retrouver. Là encore, le film se situe aux antipodes des codes classiques, ceux du cinéma d’horreur cette fois, notamment les genres du slasher ou de la créature menaçante, tout en se rapprochant de la tendance moderne de la badass woman : Emilia ne fuit pas, mais va à la rencontre de l’inconnu et de ses turpitudes. L’originalité tient au fait que le danger n’est jamais véritablement explicite ou tangible: il est intériorisé. Il s’agit de devenir une héroïne par la conquête de son territoire intérieur, telle la progression au sein d’une tropicale Carte du Tendre cauchemardesque, à la fois torride et périlleuse. Le courage de l’affrontement permet de s’extraire du cocon du refoulement pour pleinement explorer des voies nouvelles et régénératives. Si le concept est assez déceptif en termes d’action concrète, il engendre une atmosphère poétique et hypnotique, dans le cadre d’un espace onirique. La qualité de la photographie participe grandement à magnifier cette fusion entre réel et imaginaire, cette inquiétante étrangeté qui peut aussi bien nous embarquer ou nous laisser sur le bas-côté.

Pénétrer cette jungle est donc une expérience mémorable et, malgré quelques réticences liées à une narration assez confuse, on encourage à tenter l’aventure d’un film aux beautés plastiques indéniables.

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