Beau Travail : Corps de Métier

15 juin 2022. Telle est la date à retenir par tous les amateurs du cinéma de Claire Denis, celle de la ressortie d’un film jusqu’alors peu visible en salles : le fascinant et surréel Beau Travail tourné au crépuscule du XXème Siècle, saisissant poème filmique ramassé sur un peu moins d’une centaine de minutes tenant lieu dans les régions calcinées du petit État du Djibouti et mettant en scène une armée de légionnaires s’exerçant à des activités tour à tour quotidiennes et puissamment physiques ; filmés au cordeau les gestes et les mouvements quasiment intarissables dudit groupe sont épiés par l’adjudant-chef Galoup, lui-même soumis à l’autorité du commandant Forestier entre deux sessions d’entraînement militaire…

Voilà, en l’état, le strict récit proposé par Beau Travail. À partir de ce scénario réduit à peau de chagrin Claire Denis va développer un objet de pure mise en scène, utilisant sa caméra et le talent de sa chef-opératrice Agnès Godard afin d’ausculter chaque corps, chaque visage, chaque aspérité à la manière d’une force tellurique. Sismographe potentiel le regard est celui d’une réalisatrice qui aime – de toute évidence – les figures qu’elle représente avec rigueur et précision, allant jusqu’à épouser voire érotiser ces corps masculins, d’étreintes en gesticulations, de mouvance en statisme, d’efforts en accalmies. Plus qu’une profession l’acte de réaliser un film devient ici un véritable métier, au sens artisanal du terme : peaufiner les gestes, dramatiser chaque action, composer chaque cadre dans le soin le plus complet sans que rien ne soit laissé au hasard… C’est davantage le langage corporel qui intéresse ici Claire Denis qu’une intrigue convenue de désertion militaire ou d’insubordination légionnaire. Jamais de mémoire la cinéaste aura poussé aussi loin cette sidération pour les corps et leur présence intrinsèque, à tel point que son matériau narratif devient logiquement secondaire, subsidiaire presque.

Outre sa splendeur formelle et son extrême justesse dramaturgique Beau Travail se voit également agrémenté d’un casting particulièrement mémorable : si l’on peut entre autres choses remarquer la présence d’un Nicolas Duvauchelle encore à ses débuts (l’acteur tourne la même année dans le magnifique Petit Voleur de Erick Zonca, film l’ayant révélé au grand public, ndlr) et un Grégoire Colin proprement magnétique en soldat brave et charismatique nous sommes de fait absolument subjugués par la prestation hénaurme de l’inénarrable Denis Lavant dans le rôle de l’adjudant Galoup : véritable poète du geste, gueule irrégulière et passionnante à contempler l’acteur fétiche de Leos Carax transcende entièrement un métrage qui déjà témoignait de qualités certaines. Tenant moins du sergent chef que du réformé P4 instable et facétieux Lavant habite savoureusement ledit drame de sa prestance inégalable et de son inimitable folie… D’une rare méticulosité, d’un savoir-faire duquel chaque micro-variation semble avoir été dûment pesée et préparée en amont du tournage (de l’art de tenir une cigarette, de boire une tasse de café ou de repasser une chemise…) la composition du comédien atteint des sommets d’une séquence à l’autre, jusqu’à un épilogue complètement ahurissant dans lequel il s’abandonne à une dance endiablée sur la musique du célèbre tube The Rythm of the Night de Corona.

C’est donc sous des dehors arides que le Beau Travail de Claire Denis s’appréhende de prime abord, retranchant avec élégance et radicalité les ressorts scénaristiques habituels que sont les nœuds dramatiques, péripéties et autres déclarations d’objectifs lourdement balisés et propres aux canevas narratifs traditionnels. Les images solaires et langoureusement pittoresques éclairées par la lumière de Agnès Godard ont de ce point de vue été récompensées à juste titre d’un César de la meilleure photographie en 2001, sublimant des figures comme autant de masses physiques et musculaires en devenir, évoluant sur des terrains tour à tour écrasants et un rien dévitalisés, aux confins de l’abstraction. Un film unique en son genre possédant l’immense mérite de renouveler la matière purement dramatique du Septième Art à des fins quasiment organiques voire empathiques, à tel point que l’on ressent à chaque instant l’amour et la passion que porte la réalisatrice pour son, ses sujets. Somptueux.

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