Men : Un homme averti en vaut huit

Avec seulement deux films (trois si l’on compte Dredd que l’on soupçonne d’avoir été secrètement réalisé par lui) et une série, Alex Garland a réussi à s’imposer comme un véritable auteur au sein de la sphère cinéphile mondiale. Présenté en séance spéciale de la Quinzaine des Réalisateurs du festival de Cannes, Men s’inscrit dans la parfaite continuité du style intellectuel et clinique que Alex Garland a parfait tout au long de sa carrière. La différence est qu’ici nous quittons les contrées de la science-fiction pour se diriger vers celles de l’horreur et du fantastique desquelles il ne s’est finalement jamais vraiment éloigné (on pense à la scène de l’ours dans Annihilation). Néanmoins, là où on pouvait apprécier la profondeur symbolique de ses films précédents, il est facile d’être désemparé par le grand puzzle métaphorique qu’est Men. Il serait alors présomptueux de penser pouvoir expliquer l’entièreté du propos du film au premier visionnage (libre à vous d’apprécier ou non ce genre de démarche artistique). Cet article n’aura donc pour seule ambition que de vous donner des pistes de lecture avant ou à la suite de votre visionnage. 

Traumatisée par un drame personnel, Harper (interprétée par une Jessie Buckley en très grande forme) part s’isoler dans une maison louée à la campagne. Dans ce petit village, elle fait la rencontre d’hommes au comportement particulier, notamment une sorte de vagabond nu, obsédé par la jeune femme. Lors de son arrivée dans la propriété, Harper est accueillie par un pommier dont elle goûte le fruit sans attendre. Le symbolisme biblique évident, voire un peu facile est heureusement désamorcé très rapidement lorsque le propriétaire de la résidence le lui fait remarquer sous forme de blague. Il faut dépasser la surface et plonger plus profondément si l’on veut en comprendre le (ou plutôt) les sens. Cette maison, peinte d’un rouge vif représentant autant le désir des hommes à s’introduire dedans que la couleur des parois utérines, est à la fois le sanctuaire de la jeune femme et sa prison. Ces hommes au visage similaire malgré des âges, tailles ou carrures différentes forment une sorte d’entité unifiée représentant la masculinité sous toutes ses formes, de la plus primale à la plus brutale. Cette statue Sheela-Na-Gig montrant de manière figurative une femme en train d’écarter son vagin sert de personnification aux thèmes natalistes du film sans cesse rappelés par la présence de graines, tunnels et autres fentes… 

Men marque ainsi le retour d’Alex Garland chez le messie du cinéma indépendant américain A24 après Ex Machina dont le succès inattendu leur a tous deux permis de décoller. Pour la société de production, c’est aussi un nouvel opus à ajouter au genre qu’ils ont littéralement remis au goût du jour avec le cinéma d’Ari Aster et Robert Eggers : le folk horror. Et ici, nous sommes en plein dedans : une campagne d’apparence accueillante mais particulièrement dangereuse pour les citadins, des traditions aux symboliques effrayantes, un surnaturel presque ordinaire et souvent inexpliqué… Ce film, sorte de mix entre Annihilation et Midsommar, utilise l’allégorie horrifique pour traiter de l’émotion principale de sa protagoniste : la culpabilité. Un sentiment tout aussi horrifique qu’elle n’est aucunement responsable du drame qu’elle essaye de fuir à tout prix. Le Home Invasion est alors autant mental que physique. 

Les Hommes, tous interprétés par le savoureux Rory Kinnear qui fait si bien son travail de caractérisation qu’on met un certain temps avant de comprendre le nombre aberrant de rôles pour lequel il est employé (8), repoussent Harper vers son trauma. On pense notamment au personnage de Geoffroy, le propriétaire, qui ne peut s’empêcher de faire référence à son défunt mari ou bien à celui du pasteur qui l’invective presque par rapport à sa responsabilité dans cette mort. Le climax cathartique du film, assez similaire à celui d’Annihilation dans ses intentions, nous parle de cette violence masculine qui s’auto-reproduit et se lègue de génération en génération. Aussi évident que bon à préciser, le film interroge le rapport hommes/femmes à une époque où les schémas traditionnels sont une nouvelle fois remis en question.

Du côté technique, Garland est accompagné par son compagnon des débuts : le chef opérateur Rob Hardy qui a travaillé sur tous ses films et ses séries. La photographie, toujours aussi élaborée et précise, connaît de nouvelles expérimentations comme cette scène de flânerie dans la nature filmée avec des objectifs qui donnent un aspect photographique au Bokeh. On est tout de suite immergé dans ce rare moment de calme, presque exalté par Harper comme une délivrance, malheureusement de courte durée, puisque le tunnel, source d’obscurité au milieu d’une forêt pourtant si lumineuse, réveillera ce qui ne pouvait rester enfoui. Men n’arrive cependant pas à allier le spectacle horrifique à son allégorie. Les quelques scènes de tensions ne marchent finalement pas aussi bien qu’on aurait aimé l’espérer. De ce fait, l’accroche émotionnelle qu’on est censé ressentir pour la protagoniste en pâtit, nous laissant sur le carreau lors de séquences primordiales à l’expérience du film. Il reste néanmoins le plan final accompagné du Love Song d’Elton John pour éveiller un frisson le long du cou. 

Intellectuel, abstrait, Men est une déconstruction du récit narratif encore plus poussée que ne l’était déjà Annihilation par rapport à Ex Machina. Les chaînes Youtube de décryptage pourront s’en donner à cœur joie tant le film regorge de détails et de symboles. Ce qui blesse, c’est le plaisir premier du spectateur, peut-être trop peu pris en compte ici. On sent que ce ne sont pas tant les scènes horrifiques qui intéressent Garland mais le puzzle qu’il construit méticuleusement. Or, n’aurait-il pas été possible de trouver un meilleur équilibre entre les deux ? Il faut tout de même lui reconnaître des propositions visuelles assez inédites, ce qui laisse confiant quant à son prochain projet sur la guerre civile avec Kirsten Dunst et Wagner Moura.

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