Les Crimes du Futur : Des peaux létales…

Il aura fallu attendre près de vingt ans pour découvrir la mise en images et en sons des Crimes du Futur, deux décennies de gestation d’un scénario littéralement habité par les questionnements et thématiques obsessionnels de son auteur-réalisateur : le désormais incontournable David Cronenberg, inutilement présentable sur nos plates-formes cinéphiles (et cinéphages !) tant le Grand Homme n’a eu de cesse depuis ses débuts de construire une Oeuvre aux dehors fascinants mêlés d’implicite et de sous-textes ne l’étant pas moins. Si le cinéaste originaire de Toronto a eu bien du mal à s’attirer les mérites de la critique (et parfois même du public) aux premiers jours de sa carrière il devint néanmoins l’une des figures de proue du cinéma américain au début des années 80, chantre révolutionnaire du body horror responsable entre autres choses de Videodrome, La Mouche ou encore Faux-Semblants durant ladite décade, autant de films théoriques mettant en application audiovisuelle des scripts taraudés par les questions de mutation corporelle, de profanation de chair humaine et de fusionnement de l’organique avec les nouvelles technologies…

Il y eut bien quelques sommets au travers de cette Oeuvre éminemment cohérente et artistiquement atypique et passionnante, notamment le chef d’oeuvre constitué par le cauchemar craspec de La Mouche revisitant les métamorphoses kafkaïennes et sublimé par un Jeff Goldblum proprement incandescent dans le (d)rôle-titre et surtout le resplendissant Festin Nu au début des années 90, adaptation magistrale du roman réputé inadaptable du beatnik William Burroughs doublée d’un poème plastique redonnant résolument ses lettres de noblesse aux SFX et à une direction artistique de rigueur ; quelques grands films également, notamment le très réussi Dead Zone intelligemment adapté du thriller surnaturel éponyme de Stephen King et plus récemment le grand film à thèse représenté par A History of Violence, drame social et familial se frayant un chemin dans les marges d’un univers jusqu’alors presque exclusivement concentré sur les corps et leurs innombrables modulations et modifications intrinsèques, qu’elles soient d’ordre graphique ou d’ordre sous-jacent… Hélas David Cronenberg nous avait depuis plusieurs films quelque peu désarçonnés voire complètement largués au regard de l’évolution de plus en plus cryptique de son Cinéma, avec des films aussi intrigants que peu ou prou ratés tels que l’amphigourique Cosmopolis et le déconcertant Maps to the Stars, pénultième long métrage remontant aux beaux jours du Festival de Cannes de 2014…

Sortent donc aujourd’hui les renversants Crimes du Futur, constituant incontestablement l’une des réussites majeures de la carrière tour à tour inégale et saisissante de David Cronenberg. Présentée en Compétition Officielle du 75ème Festival de Cannes de cette année cette fable d’anticipation risque tout à trac de diviser la Croisette et les écumeurs de salles obscures, à la fois entièrement représentatif de l’Oeuvre morbide, viscérale et organique de son auteur-cinéaste et dans le même temps difficilement abordable pour le néophyte. Dès les premières minutes la splendeur photographique de cet earth-opera vient avec insolence nous frapper la rétine : un îlot perdu par-delà des mers intérieures aux flots bleus chatoyants, extérieur jour évoquant le travail titanesque que Manuel Dacosse avait entrepris sur le superbe Evolution de Lucile Hadzihalilovic sept ans plus tôt. On se figure alors un petit garçon accroupi sur une plage rocailleuse, hélé par sa mère par l’excavation d’une demeure volontairement insituable… Enfin Soleil Vert de Richard Fleischer apparaît en filigrane du visionnage dudit film, à la vue de cet enfant mangeant imperturbablement une poubelle en plastique dans la pénombre d’une salle de bain désaffectée.

Telles sont les premières minutes des Crimes du Futur : lapidaires mais artistiquement exemplaires, ces minutes portent en germe la suite d’un métrage qui sera réalisé sous le signe de l’auto-synthèse. David Cronenberg n’explicite rien dans les premiers temps de ce concert d’images et de sons aux vertus littéraires certaines, ménageant les informations avec la maîtrise des auteurs aguerris et profondément matures. Faisant entièrement confiance à son audience le réalisateur puise inlassablement dans les motifs de son Cinéma : là de son fauteuil transhumaniste évoquant immanquablement les machines du tortueux eXistenZ, là de son écran de télévision apostrophant catégoriquement son public à renfort de message supraliminaire renvoyant directement au cultissime Videodrome, là encore de cet érotisme marmoréen mâtiné d’acier et de mécanique hérité des visions sexuellement hybrides de Crash…. redoutablement bien écrit et non moins bien réalisé Les Crimes du Futur parle avec une évidence paradoxalement nébuleuse d’une espèce humaine inéluctablement vouée à sauver sa peau, composant avec une enveloppe corporelle amenée à se conjuguer avec un progrès définitivement irréversible. Sciemment complexe voire parfois abscons le dernier Cronenberg est un authentique grand film de cinéma traversé de dialogues allant à l’essentiel (comprendre « au fond des choses » à l’image de cette réplique proféré par le personnage de Léa Seydoux vantant les bienfaits « d’infiltrer le poème intérieur que représente le corps » ndlr) et de visions plastiques uniques et sidérantes, à la manière d’un corps de danseur criblé d’oreilles ou de transfigurations physiques à la fois éloquente et ineffable.

« Il devrait y avoir des concours de beauté des organes internes » disait le personnage de gynécologue incarné par Jeremy Irons dans Faux-Semblants. Une fois encore David Cronenberg ressasse, malaxe puis perpétue ses questionnements au gré d’une Oeuvre en constante évolution, poussé par la volonté quasiment schopenhauerienne de ses personnages. Il ré-invente, le temps d’un film particulièrement remarquable et profond, la notion d’émotion intellectuelle : dans un univers où la douleur n’est plus qu’un rêve mi-lucide, mi-paradoxal et où les artistes se sont étrangement reconvertis dans la performance physique au coeur de laquelle les organes tuméfiés se reproduisent à l’infini pour la beauté du geste les personnages des Crimes du Futur mutent régulièrement pour voir après la mort (ou avant la vie ?), tatouant leurs appareils organiques comme autant d’objets susceptibles de leur imputer une récompense, quelle qu’elle soit. Nous ne vous dirons rien quant à la tonalité absolument délectable de ce thriller futuriste hautement énigmatique (Est-il pessimiste ? Ou bien résolument optimiste ? Mystère…), préférant vous inviter chaudement à re-découvrir – à partir de ce mercredi 25 mai – le Cinéma d’un auteur à part entière, jalonné de films plus ou moins efficaces mais toujours brillants et formellement passionnants. Terriblement excitant, rien de moins.

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