
Alors que tous désertent, Virginio, Sisa et leurs lamas persistent à vivre au cœur de la sécheresse des hauts-plateaux boliviens. Leur petit-fils Clever désire les convaincre d’aller en ville, ce qui signifie aussi abandonner tout un héritage mythique et délaisser des traditions ancestrales. La défiance s’installe et menace les corps et les âmes. Tels sont les enjeux exposés dans le film Utama – La Terre Oubliée de Alejandro Loayza Grisi, grand prix de Sundance. Il est d’ailleurs intéressant de noter que, après Le Grand Mouvement de Kiro Russo, c’est le second film bolivien distribué en France en très peu de temps, signe d’une vitalité certaine. En effet, peu nombreux ont été les métrages originaires de ce pays arrivant sur nos écrans : on peut citer les films de Rodrigo Bellot (Dependencia sexual en 2003, Who killed the white llama? en 2006, film déjanté auquel le titre de cette chronique fait un clin d’œil, ainsi qu’à une série d’animation culte) ou, plus en amont, ceux de Jorge Sanjinés (Le Sang du condor en 1969).

L’affiche du film met bien en évidence les thèmes et registres qui sont illustrés: la réalité du dur labeur dans un environnement à priori hostile à l’activité humaine, l’entraide entre les générations qui ont pourtant bien du mal à se faire face et à se regarder, l’empathie entre espèces qui collaborent instinctivement et que l’on supporte en cas de coup de chaud, l’annonce tragique et la vision surplombante du condor qui semble maîtriser espace et savoir… La transmission et l’apprivoisement mutuel sont au cœur de l’œuvre, sans manichéisme, ni jugement : le jeune homme accroc à son portable va apprendre à écouter et observer, à parler la même langue (le quechua n’étant pas compris par le petit-fils, ce qui met en valeur les clivages), à prendre conscience de sa condescendance et de la méconnaissance de ses racines ; le grand-père va devoir réfréner son hostilité teigneuse et rustre de roc brut face au jeune novice, afin qu’un jaillissement de tendresse, certes pudique, puisse advenir.

L’aïeul est bourru, mutique, obstiné, absolument dévoué à sa tache tel un Sisyphe oublié, accomplissant son labeur sans une plainte, sans une rébellion, acceptant pleinement sa place dans sa terre, une place qui lui semble immuable et sacrée, un sacerdoce : la quitter est un sacrilège, une atteinte à l’équilibre du monde. La répétition d’activités sans surprises est un rituel au cours duquel il accomplit, accompagné de ses placides lamas » pas fâchés » (occasion, ici assez innocente et tintinophile, pour le spectateur occidental de prendre conscience de tout le poids que l’imagerie inconsciente a inséminé en lui en termes de représentation exotique des peuplades éloignées et, du coup, de la nécessité documentaire de ce type de métrages pour déconstruire certaines représentations factices ou simplistes) formant une entité toujours en mouvement, avec ses amusantes touches de couleur rose accrochées aux oreilles des camélidés. L’aïeule est bien plus bienveillante, bien plus disposée à l’accueil de la modernité et à l’acceptation de l’exil. Mère nourricière, elle est chargée de trouver l’eau : telle la déesse Pachamama offrant la source de vie, ses gestes simples assurent le quotidien et l’harmonie. Par sa muette souffrance, elle est également l’allégorie d’une terre desséchée, oubliée, martyrisée.

Le quotidien du couple (qui est très proche de celui composé du père et de la fille du Cheval de Turin de Béla Tarr sorti en 2011) : le dénuement et l’isolement, la mécanique rituelle de gestes du quotidien (le fameux épluchage de pommes de terre), la quête de l’eau par l’élément féminin, l’animalité bienfaisante…) est immuable et revêt un aspect biblique, dans le cadre de cet Éden sans verdure et sans limites, mais aussi préservé de toute tentation matérialiste et de toute conflictualité virale. En effet, la tendresse mutique et éternelle entre ces deux créatures imprègne la bobine, à l’image de leur fidèle soumission à l’ordre cosmique, à l’acceptation de leur destinée calcifiée, la nuque affaissée par la lourde charge, mais le regard tourné vers les cimes où niche le Condor toujours disposé à reprendre son envol, synonyme de résurrection au cours du cycle immuable des existences. Le microcosme vieillissant et solaire, à l’opposé d’une modernité jaillissante et électrique, peut apparaître abscons et austère aux yeux du non-initié qu’est le spectateur incarné par le petit-fils. La rudesse de l’accueil est emblématique de la méfiance et de l’incompréhension mutuelle : il convient de dessiller notre regard au sujet de ce que l’on pourrait qualifier d’obscurantistes croyances et d’intégrer pleinement ce chronotope, cette étendue et cette éternité a priori déstabilisantes.

La dimension tragique est omniprésente, la maladie de l’aïeul s’apparentant à un véritable calvaire: il s’agit d’accomplir sa tache jusqu’au bout, en acceptant l’ordre immuable. Les nombreux plans larges montrent la petitesse des individus dans un cadre à la fois magnifique et mortifère, avec cette lumière revigorante et harassante ; les gros plans sur les visages burinés, sur les peaux fanées et crevassées du couple dévoilent une vie consacrée, sans une plainte, sans une remise en cause, à apporter sa pierre à l’équilibre du monde. Le lama tombé annonce la chute de l’homme, le fils essayant à chaque fois d’apporter la force de sa vigoureuse jeunesse. Mais, comme les lamas (dont certains s’arrêtent dans ce qui semble être un instant de désarroi et de souffrance face à la chute du maître) doivent poursuivre leur pérégrination, nous devons humblement accepter l’inéluctable. Le reflet de l’oiseau dans l’eau que contemple l’aïeul est un signe précurseur de cette mort qui est aussi un éveil, symbolisé par l’envol du Condor .
Utama – La Terre Oubliée, qui sortira le 11 mai 2022, est un film aux paysages sublimes, aux personnages charismatiques, dont l’apparente austérité ne doit pas décourager celles et ceux avides d’une expérience de contemplation et de recherche de sens.
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