L’École du bout du monde : Le bonheur au bout de l’ascension

Ugyen a du mal à se réveiller. Ugyen en a assez d’enseigner et assez du Bhoutan. Lui, ce qu’il veut , c’est vivre de sa musique loin d’ici, en Australie. Mais le jeune instituteur va devoir accomplir une ultime prouesse pédagogique : enseigner à Lunana, le village tout en haut des montagnes, à 3400 mètres d’altitude et huit jours de randonnée, riche de ses 56 âmes souriantes et de son sublime panorama, mais sans électricité, ni réseau téléphonique… Telle est la trame du film de Pawo Choyning Dorji L’École du bout du monde (nommé en 2022 aux Oscars dans la catégorie du meilleur long métrage international!), dont le titre original Lunana : A Yak in the classroom met en évidence le lien ancestral et primordial entre les activités éducatives de transmission du savoir et le rappel constant de notre appartenance à l’ensemble des créatures vivantes dans un idéal d’interaction non hiérarchisée à préserver.

Il faut bien le reconnaître: rares sont les films originaires du Bhoutan qui parviennent jusqu’à nous. Ils en sont d’autant plus précieux, non seulement par leur aspect ethnographique, mais aussi par de véritables qualités techniques, notamment une très belle photographie rendant hommage aux fabuleux paysages : en témoignent les films de Khyentse Norbu (l’attachant La Coupe en 1999, l’exaltant Voyageurs et magiciens (le protagoniste désirant, lui, s’évader en Amérique) en 2003, le mystique et masqué Hema Hema: sing me a song while I wait en 2016, dont Pawo Choyning Dorji a été le producteur, avec comme influences Satyajit Ray, Hiroshi Teshigahara ou Apichatpong Weerasethakul ) ou de Tashi Gyeltshen (The Red Phallus en 2018 et son patriarcat oppressant à l’opposé de l’harmonie de Lunana ; à noter qu’il existe un véritable culte du phallus au Bhoutan, car il est censé éloigner les mauvais esprits).

En revanche, des films ayant trait à l’éducation et au milieu scolaire, il y en a pléthore dans nos contrées. Mais, généralement, c’est un enseignant plein de bonne volonté qui se heurte à des microcosmes en déliquescence peu enclins à l’effusion didactique : on pense, parmi les illustrations les plus connues, aux déboires de Michelle Pfeiffer ou Hillary Swank respectivement dans Esprits rebelles (John N Smith, 1995) et Écrire Pour exister (Richard LaGravenese, 2007). Dans le film qui nous occupe, bien au contraire, les enfants sont avides de connaissances et très chaleureux alors que l’enseignant (métier très respecté au Bhoutan, mais connaissant beaucoup de démissions) s’estime envoyé au bagne des bouseux. Ce sera tout l’art de ce feel good movie atypique de permettre à notre vision d’évoluer et de nous communiquer une sensation de plénitude.

La tentation de l’exil est un thème filmique assez universel : il s’agit d’échapper à un environnement étouffant les aspirations, broyant les volontés, pour enfin respirer et accéder à l’universalité des possibles, ce qui est fréquemment exprimé par l’antithèse entre un univers urbain pollué et obstrué auquel succède la nature luxuriante, généreuse, étalant ses merveilles à portée de vue. Mais, bien souvent, l’exil permet une régénération interne, une évolution spirituelle : il s’agissait en fait d’échapper à nos propres représentations, aux chaines que nous nous sommes forgées. La rencontre de l’autre, dans un chronotope moins anxiogène, permet cette accession à une nouvelle sérénité. Dans des genres radicalement différents, on peut songer au très beau (et très atypique dans sa filmographie qui, certes, est beaucoup plus variée qu’on pourrait le penser au vu des ses gros succès) Bird People in China (1998) de Takashi Miike ou au plus confidentiel Black Stone (2015) de Gyeong-Tae Roh : échapper aux pressions des yakuzas ou de l’armée pour ressusciter dans un cadre édénique.

Ungyen incarne cette volonté d’exil et de modernité , alors que le bonheur est pourtant à portée (enfin assez en hauteur tout de même). Mais cette modernité urbaine doit se souvenir de ses racines, comme en témoigne la scène en Australie, ce faux Eldorado : le pandémonium alcoolisé s’estompe grâce au retour du chant traditionnel et authentique, mettant cruellement en évidence le vide béant du brouhaha enfumé. Pour que la prise de conscience soit absolue, toute une odyssée aura été vécue. Tout un apprentissage des rites et des mélodies ancestrales, par la voix d’une jeune femme ou d’un sage aïeul, aura été nécessaire. Oui, le téléphone peut être délaissé pour cette parenthèse revigorante.

La difficulté d’accès au chronotope est à l’image du caractère ardu de l’entreprise : les plans mettent en évidence la détresse de Ugyen qui râle, qui a mal, dont les chaussures allégoriquement peu adaptées à cet apprentissage prennent l’eau, tandis que les deux alertes guides semblent de légers bouquetins. L’élévation spirituelle exige de la transpiration et des courbatures, la souplesse n’est pas innée. L’arrivée est déjà un accomplissement et l’accueil est une récompense en soi. Dans un cadre enchanteur d’étendues vierges, la bienveillance et l’humilité des villageois est un ravissement. On songe à ceux du merveilleux Welcome to Dongmakgol (2005) de Park Kwang-Hyun et ses autochtones préservés de tout conflit.

Les élèves, les vrais habitants là aussi, sont vraiment rafraîchissants de joie naïve, d’émerveillement intact, de désir d’apprendre authentique. A leur contact, l’empathie de Ugyen s’éveille, la vocation renaît et il ne ménagera pas ses efforts avec une inventivité jubilatoire pour accomplir sa mission pleinement malgré le dénuement paralysant de prime abord : le tableau, la craie, les cartes seront autant de jalons d’un enseignement mutuel. Pas de caractérisation appuyée (même si une fillette est particulièrement émouvante), pas de dramatisation forcée, mais une succession de scènes simples, d’un réalisme jamais larmoyant. Autre pensionnaire, le vénérable Yack, sans aucune personnification Disneyenne mais forçant l’empathie par sa bovine abnégation, simplement occupé à fournir la chaleur par ses excréments, est traité (et crédité) comme les interprètes humains.

Comme Ugyen, le spectateur est plus que bienvenu dans le village de Lunana. L’excursion démarre le 11 mai et est chaudement recommandée à celles et ceux aspirant à une respiration euphorique.

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