Oranges Sanguines : Pourquoi sont-ils aussi méchants ?

En matière d’humour noir, il y a certaines productions francophones qui sont rentrées dans l’histoire. Là où certains adulent l’acidité d’un Bernie, d’autres préfèrent la brutalité d’un C’est Arrivé Près de Chez Vous. Exercice périlleux puisqu’il s’agit sans cesse de bousculer le confort du spectateur tout en n’omettant pas de lui transmettre un message, une critique vive, un sentiment amer… Ce parti pris demeure le credo du collectif Les Chiens de Navarre, troupe de théâtre fondée par Jean-Christophe Meurisse en 2005. Accueillant un succès certain en France et à l’étranger, Meurisse passe à la réalisation en 2015 pour un premier long métrage, Apnée, qui s’offre une belle visibilité en étant sélectionné à la Semaine de la Critique lors du Festival de Cannes en 2016. Fort de cette expérience, il récidive pour Oranges Sanguines qui concoure dans la sélection des Séances de Minuit à Cannes en 2021. Vendu comme une comédie noire et acerbe, Oranges Sanguines est un exercice atypique, une expérience singulière à ne pas mettre devant tous les yeux et un pavé relativement conséquent qui, en ce qui nous concerne, aura mis un certain temps pour être digéré. Distribué par The Jokers, le film s’offre une édition blu-ray au master somptueux, mais un peu avare en bonus. Nous aurions aimé plus qu’une simple interview promotionnelle afin de nous offrir d’autres clés de lecture. Qu’à cela ne tienne, contentons-nous de cette chance rare pour un film de cet acabit d’être disponible sur un tel format et essayons de vous expliquer de quoi il en retourne.

Un couple de retraités désargentés compte sur une compétition de danse rock pour assurer leurs échéances. Un ministre des finances est inquiet que la presse découvre qu’il possède des comptes à l’étranger. Une adolescente semble redouter sa première expérience sexuelle. Trois histoires qui pourraient finir mal ?

Par ce postulat empreint aux films choraux, Jean-Christophe Meurisse dirige ses différentes lignes narratives comme il met en scène ses pièces de théâtre. Il distille le fond du sujet en orientant ses comédiens sur le thème à aborder puis il les laisse improviser le plus possible. Oranges Sanguines ne témoigne certainement d’aucun symptôme de théâtre filmé. Si l’importance du texte se fait ressentir, jamais le procédé filmique n’est mis au second plan. Meurisse entend bien bousculer les codes, il approfondit les possibilités de sa mise en scène pour impacter plus fort et plus loin que ce qu’une scène de théâtre ne le lui permet. De Quentin Tarantino à Albert Dupontel, Meurisse s’inspire de ses références pour apporter du corps à Oranges Sanguines. L’introduction sur un jury qui se déchire sur les candidats qu’ils retiennent pour leur compétition de danse nous ramène directement au début de Reservoir Dogs. D’un point de départ banal, la discussion tourne au pugilat sur les conditions des personnes handicapées. Avec des mots très crus, Oranges Sanguines annonce la couleur : la bien-pensance n’a pas sa place ici. Il s’agit de dépeindre une France rustre, vulgaire et profondément violente. Si l’emploi de mots blessants et politiquement incorrects tels que « mongole » pour désigner une personne atteinte de handicap vous rebute, il y a de fortes chances pour que vous ne passiez pas cette introduction.

Pour revenir sur la genèse de projet, Oranges Sanguines s’est monté à partir de plusieurs faits divers qui ont nourri les inspirations de Jean-Christophe Meurisse. Parmi eux, cette histoire de jeune femme violée qui a émasculé son bourreau avant de lui faire avaler ses testicules. Oranges Sanguines n’a pas valeur à porter une analyse profonde des méandres psychotiques de l’âme humaine, seulement d’établir des situations de cause à effet. S’il est vendu comme une comédie noire ce n’est uniquement que pour réussir à le ranger dans une certaine case. En réalité, le film déclenche des rires de « protection ». Le spectateur rit afin de se sauvegarder des horreurs quotidiennes auxquelles il peut faire face dans sa vie de tous les jours. Combien de femmes ont peur de certains gynécologues qui n’hésitent pas à mettre à mal leur féminité ? Combien de français sont dégoûtés par les politiques et rêvent de leur faire payer leurs affronts ? Combien de nos aînés croulent sous les dettes après une vie de dur labeur ? Combien d’adolescents conditionnent leur première fois en s’abreuvant d’images pornographiques ? Au premier degré, Oranges Sanguines est une alerte sociale désespérée et portée par un nihilisme profond. Meurisse se refuse de parler de brûlot politique en dépit du fait que l’ADN de son film y soit étroitement mêlé. Voilà pourquoi il ouvre son film avec une succession de séquences absurdes. Il déroute son spectateur. Il le bouscule pour ne pas le traumatiser lorsqu’il décide de basculer ses histoires dans l’horreur la plus primaire. En effet, Oranges Sanguines se transforme peu à peu en film d’horreur craspec. La violence devient inévitablement frontale et enfonce le clou de la recherche critico-politique mentionnée ci-dessus. Entre une héroïne qui cède à la loi du Talion (une idée qui traverserait la tête de n’importe quel « monsieur tout le monde ») et un ministre violé au sens propre comme au figuré en plein coeur de son avilissante suprématie, Oranges Sanguines tape sévèrement fort.

Difficile de porter aux nues un film d’un tel calibre. Oranges Sanguines est tout autant une comédie noire qu’un film d’horreur social, un film gore et crade ou encore un drame sociétal alarmant avec une pointe affective qui arrachera le cœur en ce qui concerne l’une des histoires. Aucun spectateur n’y trouvera complètement son compte. Oranges Sanguines s’adresse à tout le monde comme à personne en particulier. C’est un exercice qui provoquera autant d’indignation que de fascination, mais qui a le mérite d’appuyer fort sur les maux qui gangrènent notre société.

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