Le Grand Silence : Duel glacial à l’horizon

Entre 1966 et 1970, Sergio Corbucci n’a pas chômé en sortant pas moins de onze films. Si, dans le lot, certaines œuvres sont tombées aux oubliettes impossible de fermer les yeux sur les incontournables qu’il apporta au western italien : Django et Navajo Joe en 1966, Le Grand Silence et El Mercenario en 1968, Le Spécialiste en 1969 et enfin Companeros en 1970. Six titres où de grands films côtoient d’autres projets plus orientés bis, mais qui offrent surtout le parfait éventail pour quiconque désire s’acclimater avec le cinéma de Sergio Corbucci. Une palette estampillée « western » certes, mais de laquelle sortent indéniablement les diverses inspirations de son auteur : comédie, action, polar… S’il touchera aux genres pré-cités par la suite, le commun des mortels retient essentiellement le nom de Corbucci pour ses westerns à la violence graphique très marquée. Si nous avons déjà eu l’occasion de vous conter tout notre amour pour Django, il semblerait que notre cher Jean-Baptiste Thoret ait entendu notre cri du cœur. En effet, le troisième hors-série à paraître au sein de sa collection Make My Day ! n’est autre que l’inégalable Grand Silence, l’un des meilleurs westerns spaghetti devant l’éternel. Disponible en combo UHD/Blu-Ray dans une copie flamboyante, Le Grand Silence ressuscite merveilleusement pour venir tester fièrement les réglages de votre écran 4K. Ouvrez grand les mirettes, ça va dégainer sévère !

Hiver 1898, dans les montagnes de l’Utah, des paysans et bûcherons sont devenus hors-la-loi pour survivre. Des chasseurs de primes, dirigés par le doucereux mais cruel Tigrero, sont payés pour les abattre. Pauline, dont le mari a été tué par Tigrero, engage Silence, un pistolero muet, pour la venger.

Ce qui rend Le Grand Silence si atypique provient globalement de son ambiance. Sergio Corbucci filme de grandes étendues perdues sous une neige immaculée et épaisse. Sacré challenge pour lequel il a dû redoubler d’efforts afin de capter les meilleures images possibles. L’ajout de filtres sur les plans surexposés pour apaiser l’objectif afin qu’il ne brûle pas la pellicule se fait diablement ressentir sur la restauration. En effet, plusieurs plans nous sortiront du film sur la copie 4K de l’édition pour mieux nous ramener vers la technicité employée par Corbucci. Qu’importe : il n’empêche qu’il n’aurait jamais eu d’aussi belles images sans ces filtres spécifiques. Telle une peinture monochromatique, Le Grand Silence capte notre attention sur les petits détails. Corbucci prend un malin plaisir à dépouiller ses plans de tout élément superflu pour n’en garder que l’essentiel. L’univers pèse sérieusement sur ses personnages. L’introduction du film qui met en image la silhouette de Silence sur son cheval en train de braver le froid et qui disparaît au fur et à mesure que la caméra dézoome en dit long sur les intentions de Corbucci. L’immensité de la nature dans son état le plus sauvage et brut est bien plus dangereuse que le plus fort des pistoleros. Par ce film, Corbucci devient le garant de tout un pan de la pop-culture des années à venir. Son film nourrira indubitablement Les 8 Salopards de Quentin Tarantino, mais également toute l’introduction du jeu-vidéo Red Dead Redemption 2, pour ne citer qu’eux. De plus, Le Grand Silence bénéficie de l’une des partitions les plus sombres que Ennio Morricone ait jamais composé, ce qui achève d’écraser ses personnages au cœur d’un univers profondément désespéré.

Outre son profond désespoir, Le Grand Silence est d’un nihilisme indéniable. Il s’inspire de la guerre du Comté de Johnson (point de départ également emprunté par La Porte du Paradis de Michael Cimino) qui eut lieu dans le Wyoming entre 1889 et 1893. Durant cette guerre, de riches éleveurs de bétail ont persécuté de petits éleveurs qu’ils accusaient de vol. Chez Corbucci, les petits éleveurs ont été contraints de fuir après avoir été taxés de « hors-la-loi » par les plus riches qui se sont fait un malin plaisir d’engager des chasseurs de primes afin de laver leurs affaires. Dans Le Grand Silence, la loi du plus fort est légion. Les shérifs sont absents ou n’ont aucune autorité. Seul l’appât du gain compte. Faire de Silence le seul rempart face à cette bande de mercenaires qui sévit dans les collines constitue la preuve ultime du fatalisme vers lequel tend Corbucci. D’un commun accord avec son acteur Jean-Louis Trintignant notre réalisateur a tenu à ce que son héros soit muet. Plus qu’un simple exercice de style n’étant pas sans rappeler la figure de l’homme à l’harmonica chez Sergio Leone, Corbucci entend parler de renonciation. Les deux personnages muets chez les deux Sergio ont une fonction bien différente. Chez Leone, il est caractérisé par la vengeance par sa partition à l’harmonica qu’il joue dès qu’il entre en scène, le personnage choisit de ne pas parler. Chez Corbucci, Silence ne parle pas parce que ses opposants l’y ont contraint. D’abord physiquement (on l’apprendra vers la fin du film), mais surtout idéologiquement. Pourquoi s’évertuer à parler dans un monde où l’ordre et la justice sont bafoués ? De plus, Silence se pose comme un justicier équitable et non vengeur. Il ne tue que s’il y est forcé, auquel cas il préfère handicaper ses adversaires dans le but de raviver une partie de leur conscience morale par le biais de remords. Il condamne les malfrats à porter la trace de leur passé de renégats tels les nazis marqués par la croix gammé dans Inglourious Basterds, encore une idée que Tarantino a puisé allégrement.

Silence s’impose donc comme un anti-héros charismatique et redoutable. Il représente tout ce qui ne va pas dans la société dans laquelle il se trouve. Il n’est en aucun cas la solution, seulement le témoin. De facto, sa confrontation avec l’immense Klaus Kinski ne peut qu’être explosive et destructrice puisque le personnage de Kinski ne se voit pas comme une mauvaise personne. Il est aussi affamé que les personnes qu’il traque et convoque son idée de la légitime défense pour justifier ses crimes. Le chasseur de primes chez Corbucci n’est certainement pas un honnête homme et la fin du film en témoignera tragiquement. Le Grand Silence est un cri de douleur permanent qui s’enfonce sans cesse dans son pessimisme, son fatalisme et son nihilisme. A des années d’une production estampillée Sergio Leone, Le Grand Silence est un western très obscur dans lequel les corps sont mis à rude épreuve. L’étiquette d’artisan bis de Corbucci lui sied parfaitement dans le cas présent. Son film est terriblement sanglant et violent et ne sera pas à mettre devant tous les yeux. Corbucci s’autorise tous les excès et flirte délicieusement avec la censure, allant jusqu’à faire de son héroïne une femme métisse. Campée par la sublime Vonetta McGee, le personnage de Pauline préfigure le changement de conscience qui s’amorcera dans le genre les années suivantes. En effet, la même année, aux États-Unis, George A. Romero confiera le rôle de son héros à un acteur noir pour La Nuit des Morts-Vivants. De plus, Sergio Corbucci décide de rehausser l’image de la femme au sein du western italien. Pauline est une femme forte, indépendante et qui n’hésite pas à affirmer sa sexualité et ses convictions ouvertement. Corbucci aurait pu se limiter à n’en faire qu’une simple demoiselle en détresse (au mieux) ou encore une énième victime violée et humiliée (au pire).

Pour la qualité de sa mise en scène, ses acteurs inspirés et son jusqu’au-boutisme sanglant, Le Grand Silence n’a pas volé son statut de chef d’œuvre. Le film a laissé une sérieuse marque dans l’esprit collectif et continue encore de nourrir des auteurs contemporains par l’immensité des thématiques qu’il aborde. Outre sa flamboyance technique et visuelle, les acteurs sont au diapason de ce qu’ils ont fait de mieux dans leur carrière. Trintignant n’a jamais été aussi charismatique là où Kinski est ahurissant dans sa manière d’intérioriser sa colère (une maîtrise chez l’acteur qui montre une facette peu commune, lui qui exulte sa rage en temps normal). Tant de richesses et de qualités qui font du Grand Silence une pépite qui n’a pas pris une seule ride.

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