Béla Tarr : l’outilleur du Temps

Crépusculaire, dense et cohérente dans le même mouvement d’exigence prégnante et rémanente l’Oeuvre du hongrois Béla Tarr se compose à ce jour d’une dizaine de pièces filmiques toutes plus mémorables les unes que les autres, allant de premiers films s’inscrivant dans une veine délibérément sociale mettant un point d’honneur à épouser l’intimité des classes populaires de son pays (Le Nid Familial, L’Outsider, Rapports Préfabriqués) à une seconde partie de carrière radicalement différente d’un point de vue stylistique. Troquant le regard documentaire de ses débuts pour une approche davantage contemplative et formaliste à la fin des années 80 Béla Tarr déploie à partir du somptueux Damnation un formidable Art du plan-séquence, logiquement hérité de son confrère magyar Miklós Jancsó avec des films aussi remarquables que Les Harmonies Werckmeister, Le Cheval de Turin ou encore le prodigieux Sátántangó, gigantesque fresque politique de plus de sept heures retraçant la chute du communisme en Europe de l’Est à travers le quotidien d’une dizaine de villageois voués à quitter leur ferme à dessein capitaliste…

A l’occasion de leur ressortie en salles ce mercredi 6 avril nous vous proposons de revenir sur trois des longs métrages d’un artiste accompli et passionnant, à savoir ses deux premiers films tournés dans l’urgence à la fin des années 70 que sont Le Nid Familial et L’Outsider ainsi que le bien-nommé Damnation, morceau de cinéma haptique et fascinant entamant sa célèbre trilogie démoniaque également constituée de Sátántangó et des Harmonies Werckmeister. Retour sur un Cinéma débarrassé de tout compromis commercial, accordant un soin tout particulier à filmer les laissés-pour-compte dans tout leur dénuement et tout leur (sublime) désespoir.

Le Nid Familial et L’Outsider (1977-1981): rapports humains re-fabriqués.

Dès Le Nid Familial (qu’il tourne en un peu moins d’une semaine avec des comédiennes et des comédiens non-professionnels, casting essentiellement composé des proches et amis du réalisateur, ndlr) Béla Tarr explore les rapports conflictuels liant les hommes et les femmes à travers le prisme d’une famille nombreuse à priori condamnée à cohabiter dans l’intimité d’un logis des plus exigus. Caméra brute et comme en alerte, image Noir et Blanc granuleuse, urgence du dispositif… C’est ici la justesse et le réalisme qui semblent intéresser le cinéaste, ce dernier étirant ses plans et ses séquences en laissant libre cours au bavardage pétri d’animosité de ses personnages. Une femme atrocement dépensière, un mari veule et chagrin, un beau-père réprobateur : Béla Tarr montre à hauteur de prolétariat les limites de la crise du logement et la violence latente qui en découle, mettant en scène ce psycho-drame à renfort d’improvisations tour à tour saisissantes de cruauté et pratiquement efficaces. Superbement ramassé dans sa durée, peu complaisant à l’encontre de ses personnages mais miraculeusement empathique dans le même temps Le Nid Familial est un premier film humblement exemplaire, logiquement dans l’air de son temps tout en évoquant les travaux fiévreux de la méthode Cassavetes au gré de plans épousant avec prosaïsme des visages proprement cinégéniques et naturels tout à la fois. Une certaine idée du vérisme que Béla Tarr poursuivra trois ans plus tard dans son second long métrage L’Outsider, film-portrait sur un infirmier violoniste plus marginal qu’autre chose tourné cette fois-ci en couleurs par le réalisateur magyar…

Modeste aide-soignant d’un hôpital peuplé de bannis sociaux, violoniste à ses heures perdues, Andras traîne son indolence et sa tendre désinvolture à la petite semaine ; vivotant, fumant et buvant dès lors que la caméra s’accroche à son visage entre deux séquences joliment musicales le jeune homme est donc l’outsider titulaire du deuxième film réalisé par Tarr en 1981. Après avoir exploré l’intimité délétère d’un groupuscule amèrement fratricide dans Le Nid Familial le cinéaste préfère ici se concentrer sur une seule figure, parvenant à donner à son acteur principal Andras Szabo des allures de gravure de mode pasolinienne… A l’image de son protagoniste L’Outsider est un morceau de cinéma simple, semblant pour ainsi dire « tenir tout seul » tout en dégageant un naturalisme à nouveau déployé sous le signe de l’improvisation et du filmage chevronné de Béla Tarr. Sur à peine plus de deux heures de pellicule le réalisateur hongrois montre avec précision et finesse la fragilité d’un altruisme timidement désespéré, faisant du personnage de Andras une figure vertement critiquée par son entourage (ses employeurs, son ex-compagne récemment mère de famille et même un frère qu’il n’a jamais rencontré et qui surgit au coeur du métrage) mais pourtant extrêmement touchante de nonchalance et de maladresse irresponsable, bien davantage capable de s’occuper des autres que d’elle-même. En deux films Béla Tarr manifeste son intérêt pour le réalisme socialiste inhérent à la Hongrie de la fin des années 70, moment typique d’un Cinéma amené à changer drastiquement de forme et de consistance durant la décennie suivante…

Damnation (1987) : dans un manteau de pluie…

Après avoir réalisé le superbe Almanach d’Automne en 1984 (drame aux accents bergmaniens sur fond de vénalité familiale, ndlr) Béla Tarr tourne donc Damnation, oeuvre plastique particulièrement sophistiquée doublée d’une portée contemplative unique en son genre. Presque intégralement filmé en plans-séquence Damnation semble pertinemment remettre au goût du jour la célèbre notion de « temps scellé » instaurée par Andrey Tarkosvky quelques années plus tôt : le rythme et la cinétique dudit métrage et de ses situations passent ici directement au travers de ce qui nous est présenté in situ, le montage étant alors réduit à sa plus simple fonctionnalité narrative. « Un plan qui semble vivre dans le temps, et le temps vivre en lui… »

Le scénario de Damnation importe peu, puisque de fait le film de Béla Tarr se raconte moins qu’il ne s’éprouve. Munificence d’un Noir et Blanc profond et contrasté sublimant ici des bennes, là des monticules de terre humide, là encore des brocs séchant sur le zinc vaporeux d’un bouge dépeuplé… Un homme qui se rase, mesquin et précis, une femme à la beauté vénéneuse et au regard cerné de désir, des chiens qui courent sous une pluie torrentielle, un rire grave, terrible et triste à en pleurer : bienvenue dans le film-monde qu’est le Damnation de Béla Tarr, véritable chef d’oeuvre du Septième Art parachevé par la musique grisante et obsédante de Mihály Vig (compositeur fétiche du cinéaste, qui jouera également l’un des personnages principaux du titanesque Sátántangó) et la splendeur d’une photographie en tout point ravissante. Tarr filme le mouvement d’une danse en en dilatant la durée jusqu’à l’hypnose la plus renversante, expose sa poignée de personnages aux vicissitudes des éléments et d’une météo savamment diluvienne. C’est absolument beau et savoureux de part en part, s’infiltrant dans les pores de nos regards embués de larmes émerveillées…

Trois films à redécouvrir dans nos salles obscures en ce début de printemps étrangement hivernal, apanage d’un cinéaste virtuose et singulier doué d’authentiques convictions de cinéma. Il est grand temps de voir ou de revoir l’Oeuvre du grand Béla Tarr, maître et outilleur du (beau) temps qui passe et des pluies à venir… Sublime.

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