Un Autre Monde : Ressources inhumaines

Dans un monde où les gens doutent, trop écoutent, disent et se contredisent ; dans un monde où l’on devrait avoir le droit de glisser, de trébucher et même de tomber pour mieux se relever ; dans un monde peuplé de coeurs en balancement, de corps broyés et d’âmes bien mal-en-point, un monde peuplé d’humains finalement trop humains le cinéma de Stéphane Brizé tient forcément de l’évidence, évidence doublée d’une portée sociale voire existentielle particulièrement salutaire. Succès potentiel de ce début d’année 2022 (le film a bénéficié d’une promotion aux allures de matraquage et connaît, depuis sa sortie en salles de mercredi dernier, l’un des meilleurs démarrages de la saison, ndlr) Un autre monde permet au réalisateur de retrouver pour la cinquième fois consécutive l’incontournable (et très bankable) Vincent Lindon dans un rôle une fois encore taillé sur mesure, accouchant d’un nouveau long métrage proprement bouleversant et douloureux, nouvelle preuve de l’alchimie bienfaitrice liant l’acteur au cinéaste depuis le bon (mais secondaire) Mademoiselle Chambon en 2009.

Après avoir incarné un vigile de supermarché acculé à la délation dans La loi du marché puis un syndicaliste vindicatif dans le terrible En Guerre Vincent Lindon grimpe tristement l’échelle sociale dans ce nouveau drame social hautement émotionnel en interprétant le rôle d’un chef d’entreprise encombré de scrupules, pressurisé par la direction du groupe Elsonn et ses représentants les plus importants sur le plan international, voué à répondre à leurs exigences tout en ménageant les ouvriers de la boîte locale qu’il dirige dans la contrainte la plus exemplaire dans une province de sud-ouest français. Malin mais exempt de suffisance, simple et limpide tout en demeurant admirable de complexité Un autre monde commence par nous présenter Philippe Lemesle (Lindon, de fait) et sa femme Anne (Sandrine Kiberlain, de peu de séquences mais néanmoins superbe de vulnérabilité) dans le vif d’une procédure de divorce pour le moins pénible à assumer, pour elle comme pour lui. Augurant un drame familial aux enjeux facilement identifiables (on apprend dans cette scène d’ouverture que Philippe a consacré trop de temps à sa carrière professionnelle au détriment de sa famille…) ledit film dévoile assez vite son véritable sujet : l’effroyable conflit intérieur d’un homme tiraillé de toutes parts, devant contre son gré établir un « plan social » destiné à répondre aux règles du marché mondial (cette grande idée abstraite, intangible, à laquelle le commun des mortels ne comprend – et surtout ne peut – pas grand-chose…) et cherchant dans le même temps à sauver littéralement ses quelques 300 employés du naufrage…

Le film est efficace d’un bout à l’autre d’un monde dépeint dans le naturalisme le plus notoire et le plus accablant qui soit. Vincent Lindon signe sans doute là l’une de ses plus belles prestations, avec juste ce qu’il faut d’humeur brusque et chagrine, et de douleur contenue. Véritable « Homme-Brizé » le comédien porte, tel un martyr sublime et bouillonnant, toute la portée tragique du film sur ses épaules : c’est une très, très grande réussite de cinéma réaliste, réussite également étayée par le formidable sens du contrepoint dont témoigne le réalisateur, principalement par le biais du personnage de Lucas Lemesle joué par le décidément très prometteur Anthony Bajon (découvert dans l’excellent Les Ogres de Léa Fehner, puis vu plus récemment dans Au nom de la terre et l’anxiogène La troisième guerre, ndlr), impeccable en fiston lunaire et déséquilibré à force de labeur et d’ambitions inassouvies.

Nous assistons également au passage sans heurts ni bavures de Marie Drucker du petit au grand écran (son rôle de directrice déloyale voire carnassière aux dehors bienveillants risque de rester dans bon nombre de mémoires cinéphiles…) et la présence du producteur Christophe Rossignon en second couteau significatif (le bonhomme est habitué aux apparitions brèves mais lourdes de sens dans les projets qu’il finance avec ferveur, notamment durant l’âge d’or de Mathieu Kassovitz, La Haine et Assassin(s) en tête…). Un Autre Monde fait en fin de compte figure de véritable impératif en cet hiver 2022, preuve que le talent de Stéphane Brizé se bonifie d’un film au suivant sans se départir de sa sève originelle. Et c’est magnifique.

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