Le Cinéma de Marco Ferreri : L’homme qui n’aimait pas les hommes…

Marco Ferreri… Un nom qui laisse le spectateur rêver sur de beaux scandales et de beaux contes absurdes. Cinéaste italien responsable de plus d’une trentaine de longs métrages peu ou prou sulfureux ou du moins souvent controversés Ferreri est surtout l’homme d’un film-choc totalement irrécupérable : La Grande Bouffe, scandale cannois de l’an 1973 doublé d’une implacable critique du consumérisme bourgeois. Devenu film-culte et véritable film de référence au fur et à mesure des années ledit métrage n’est pourtant pas le seul élément-clé d’une Oeuvre en tout point passionnante, traversée de symboles tour à tour primitifs et hautement significatifs susceptibles d’évoquer la misère existentielle de personnages masculins souvent médiocres (le revolver déstructuré de Dillinger est Mort, le pénis atrophié de La Dernière Femme, le chimpanzé-substitut de nourrisson de Rêve de Singe…) et de figures féminines couvant une force insoupçonnée. Néanmoins davantage enclin à une certaine misandrie qu’à un véritable féminisme stupidement revanchard Marco Ferreri n’a eu de cesse, d’un film au suivant, d’ausculter la condition des genres à travers différents microcosmes (le plus souvent dans le cadre conjugal, mais également dans les sphères professionnelles, culturelles et même politiques…), livrant une filmographie à la fois libre, moderne et entièrement cohérente.

C’est à l’aune de la rétrospective lui étant consacrée à la Cinémathèque Française depuis le 26 janvier 2022 (et qui s’achèvera le 28 février, occasion pour les cinéphiles d’assister à quelques séances assurément précieuses et bénéfiques d’ici la fin du mois, ndlr) que l’équipe de Close-Up Magazine a souhaité revenir sur onze des longs métrages du réalisateur, sur une période s’étalant du milieu des années 60 au coeur des années 80. Si certains films ont été éludés de notre sélection (le très bon La petite voiture, apothéose de la période espagnole du cinéaste que nous ne traiterons pas en ces lignes, le passablement mauvais La Semence de l’homme ou encore le très original mais raté Touche pas à la femme blanche…) d’autres n’ont pour ainsi dire pas même pu être vus à temps, et ce malgré le caractère pour le moins alléchant des récits proposés en amont (l’improbable I Love You prenant comme tête d’affiche l’inénarrable Christophe Lambert et surtout l’intrigant Y’a bon les blancs, relatant les pérégrinations d’une association humanitaire en plein Sahel, ndlr). Retour sur un auteur et cinéaste provocateur en diable et pourfendeur de bien-pensance prémâchée.

Break-up, érotisme et ballons rouges (1965) : Gonflé(s) et sous pression.

Visible en soirée d’ouverture de la rétrospective cet OVNI filmique essentiellement Noir et Blanc permet à Marco Ferreri de faire cas de l’obsession quasiment monomaniaque de son protagoniste : l’industriel Mario, mari tatillon aux tendances psychorigides incarné avec panache par l’incontournable Marcello Mastroianni, bel italien de la moyenne bourgeoisie obnubilé par la capacité maximale d’air susceptible de remplir une baudruche.

Magistrale préfiguration du dispositif conceptuel et fascinant du futur Dillinger est Mort (on se plairait presque à rêver à un double-programme projeté en split-screen des deux films, tant le premier répond au second dans son abstraction narrative jusqu’à son surréalisme incongru en passant par son humour pour le moins grinçant…) Break-up, érotisme et ballons rouges part d’ores et déjà d’un argument dérisoire, quasiment anti-dramatique, à l’image du personnage de Glauco décortiquant inlassablement un étrange revolver dans le film sus-cité : peu ou prou antipathique, parfois moralement exécrable (il manifeste de ce point de vue assez subtilement sa misogynie, délaissant sa femme Giovanna tout en énonçant ça et là des jugements à l’emporte-pièce…) la figure de Mario est avant tout un portrait pathétique de l’Homme moderne (ici les années 60, magnifiées dans une somptueuse séquence centrale de party intégralement tournée en couleurs, ndlr), présentée dans toute sa solitude et toute sa vacuité. Mais là où la figure de Dillinger est mort ne pipera mot pratiquement tout du long celle de Break-up, érotisme et ballons rouges verbalise en permanence sa lubie ectoplasmique : Mario alias Mastroianni se trouve alors en pleine effervescence publique voire spectaculaire, allant jusqu’à témoigner d’une agressivité difficilement dissimulable, à l’image de ses nombreux ballons de plastique tous plus imposants les uns que les autres qu’il gonfle jusqu’à saturation d’une scène à l’autre, comme prêts à exploser à chaque impulsion d’air cumulative…

Marco Ferreri s’adonne alors à une véritable « anatomie de la baudruche », filmant le personnage de Mario sans jamais le dissocier des usages pluriels qu’il emprunte à l’égard de cet objet à la fois creux et envahissant, lisse, monolithique mais aussi encombrant, probable métonymie des frustrations sexuels de ce piètre bourgeois préférant la masturbation respiratoire au boire, au manger et aux ébats amoureux quémandés par sa compagne. L’angoisse première de Break-up, érotisme et ballons rouges est donc toute entière contenue dans cet accessoire à la fois fantoche et récurrent, occupant pratiquement chaque séquence d’un film né sous le signe du fantasme morbide et cruellement cocasse. Comme plus tard dans le sulfureux La Grande Bouffe le réalisateur italien montre un (des) personnage(s) condamné(s) à passer à l’acte, prisonnier(s) de ses (leurs) obsession(s) et allant jusqu’à commettre l’irréparable.

Un film fou et joliment burlesque, jamais très loin de la pantomime et/ou du clown triste (un cinéaste tel que le français Luc Moullet a très certainement puisé certains éléments formels et comiques dans les textures surréelles du métrage de Marco Ferreri, ndlr), à voir impérativement en complément de Dillinger est Mort que le cinéaste tournera quatre ans plus tard, tant les deux films semblent décidément « marcher côte à côte »…

Le Harem (1967) : Passé(s) sont les hommes…

Oeuvre méconnue dans la filmographie de Marco Ferreri Le Harem est pourtant remarquable à bien des égards : misandrie redoutablement dépeinte par le cinéaste, splendeurs du format Scope et de la musique aux résonances orientales de Ennio Morricone, décors naturels ensoleillés magnifiés par chaque cadrage et chaque artifice de mise en scène… Récit terrible contant le narcissisme passif et vaniteux de la belle Margherita (Carroll Baker, superbe et toute en beauté froide, minérale et au regard de feu), femme italienne indépendante désireuse de trouver l’homme idéal au détriment du bonheur promis par le mariage et la reproduction sociale ; entourée de trois jules différemment impliqués dans la relation qu’ils entretiennent avec elle (Gianni tient du potentiel mari traditionnel et possessif, Gaetano fait figure d’homme soumis voire littéralement « possédé » lorsque Mike s’apparente au séducteur un rien cynique et arrogant propre au sixties…) Margherita est l’archétype de la Femme moderne, incapable de choisir entre ses différents prétendants… d’où ce magnifique harem titulaire tenant lieu dans une Yougoslavie imaginaire ressemblant davantage à la Côte d’Azur voire à Venise (on fait à deux reprises allusion à la ville romantique par excellence au gré du métrage, sans doutes par ironie…).

Comme en avance sur son temps (le film sort dans les salles italiennes en 1967, soit un certain temps avant l’avènement de la libération sexuelle dans les années 70, ndlr) Le Harem montre un homme impuissant ployant sous un matriarcat qui ne dit pas son nom, n’étant pas sans rappeler les rapports de dominations qu’opérait Marina Vlady sur Ugo Tognazzi dans Le Lit Conjugal quatre ans plus tôt… A ceci près qu’ici les désirs de Margherita sont à l’opposée de ceux de l’ape regina incarnée par la bouillonnante Marina Vlady, cette dernière cherchant à tout prix à enfanter en usant de persuasion sur le personnage campé par Tognazzi dans le film de 1963. Aux côtés du trio de figures masculines se trouve un quatrième homme, véritable eunuque du harem reconstitué par Margherita : René, éventuel confident quasiment asservi aux volontés de la belle italienne, sorte de médiateur asexué cristallisant toute la lâcheté masculine intrinsèque au métrage.

Le Harem annonce de ce point de vue le constat social ultra-pessimiste (auto-destructeur du moins) d’un film comme La Dernière Femme que Marco Ferreri tournera en partenariat avec Gérard Depardieu et Ornella Muti au coeur des années 70, film montrant un homme passé au second plan d’une figure féminine clairement décisionnaire dans l’économie du couple. Le Harem constitue l’un des films les plus noirs et l’un des plus psychologiquement lucides de Ferreri, épopée dramatique qui sera de nouveau projeté le 18 février prochain à la Cinémathèque Française. Un film méconnu à réhabiliter d’urgence !

Dillinger est Mort (1969) : Glauco, Ennemi Privé n°1.

Métaphore de l’aliénation de l’Homme moderne et consumériste portée à un niveau d’abstraction à la limite de l’angoisse psychanalytique Dillinger est Mort demeure sans conteste l’un des films majeurs de l’Oeuvre de Marco Ferreri. Strict récit d’un quadragénaire aux dehors mystérieux et désinvoltes campé par un Michel Piccoli plus idoine que jamais (l’acteur fut repéré par le cinéaste à l’aune du Mépris de Jean-Luc Godard, et sera également à l’affiche de l’incontournable scandale cannois de 1973, La Grande Bouffe, ndlr), homme ordinaire vaquant à d’étranges occupations dans l’intimité désertique (ou presque) de son appartement petit-bourgeois ledit film fait de toute évidence l’effet d’un drame en paradoxe… Car il ne se passe, dans Dillinger est Mort, rien de bien folichon : entre la préparation d’un repas qu’il partagera seul avec lui-même, les projections privées de films de vacances qu’il animera et commentera de façon particulièrement saugrenue et le démantèlement et le nettoyage obsessionnels d’un curieux revolver qu’il s’évertuera à contempler sous toutes les coutures Glauco est l’antihéros d’une fable anti-dramatique à travers laquelle l’inaction est forcément filmée comme une succession incongrue de micro-évènements au potentiel de fascination redoutable. Si Piccoli est parfait dans le rôle de Glauco c’est justement parce qu’il dégage naturellement cette tranquillité opaque, impénétrable et distinguée dans le même temps.

Ferreri filme l’ennui destructeur de ce personnage avec un rythme métronomique d’une logique quasiment implacable. S’étalant sur un peu moins de 24 heures la narration de Dillinger est Mort reprend fatalement la règle des trois unités : lieu, temps et action vont de concert pour un destin que l’on devine tragique dès les premières minutes du métrage, Glauco témoignant de sa présence de toutes les scènes voire de presque tous les plans. Plus de six ans avant Chantal Akerman et son chef d’oeuvre Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles, Marco Ferreri montre sans fioritures et dans sa plus belle rigueur la misère d’un quotidien poussé à bout, cauchemardesque, vidé de toute forme de psychologie. Nous sommes alors dans de la pure mise en scène aux saveurs d’avant-garde pratiquement réjouissantes, jouant parfois de drôles de mises en abyme (la longue séquence de projection de films de vacances que semble s’infliger Glauco l’invite en même temps à voyager et/ou à s’extra-vertir, tant les images exotiques qui se présentent à son regard et au nôtre s’opposent obvieusement à sa situation de sédentaire, et à la nôtre…) et d’une bande-son à la fois fauchée mais comblée par l’efficacité de musiques clairement dans l’air du temps (les chansons sixties que le poste de radio diffuse inlassablement et la composition originale de Teo Usuelli participent à la réussite du film de Marco Ferreri).

Du reste le métrage ne parle que très peu et compte peu de personnages secondaires (à peine une épouse migraineuse et délaissée par Glauco au profit d’une femme de chambre libidineuse jouée par Annie Girardot) et encore moins d’antagoniste. Seul, invisible mais permanent l’ennemi de Glauco semble résider en son for intérieur, ledit quadragénaire étant face à sa propre solitude, invitant le cinéaste à nous poser la plus belle des questions : lorsqu’un homme agit et ne s’affaire que pour lui-seul le cinéma peut-il tout à trac suggérer le regard d’un Autre, quel qu’il soit ? C’est ce que semble exprimer la caméra de Ferreri au gré d’une mise en scène à la fois anxiogène et faussement désaffectée, pour un film qui s’affirme modestement mais sûrement comme un authentique chef d’oeuvre clinique et pessimiste.

L’Audience (1971) : Assigné à cette adresse.

Amedeo (interprété tout en retenue par Enzo Jannacci) cherche à s’entretenir avec le Pape… De cet argument pour le moins étique, aux confins de la broutille voire de l’insignifiance absolue Marco Ferreri tire un long métrage assez étonnant, anti-clérical, auscultant un système que le personnage principal qualifie lui-même de « kafkaïen ». Dans L’Audience gouvernement politique et hiérarchie religieuse ne forment qu’une seule et même entité clairement totalitaire, ne nourrissant de son influence sur la masse tout en manifestant un dédain notoire pour l’individu moyen…

Si les raisons qui poussent Amedeo à rencontrer le Saint-Père nous sont inconnues (doute t-il de sa foi chrétienne ? A t-il eu une révélation mystique ? Un différend avec une instance religieuse ? Nous n’en saurons jamais rien…) ce sont les logiques bureaucratiques cruelles ostracisant ledit citoyen qui intéressent principalement le réalisateur ; balancé de bureau en office, d’une police à un couvent en passant par le logement d’une putain plantureuse magistralement incarnée par Claudia Cardinale Amedeo est le personnage réfractaire par excellence : potentiel alter ego du cinéaste il résiste aux incessants refus de sa mystérieuse requête, subit timidement mais honnêtement les dignitaires le promenant à leur guise, cherchant à le ramener dans le droit chemin (trouver une femme, se marier, avoir des enfants, vivre en sécurité à l’ombre du Vatican, etc…). A la manière du Château de Franz Kafka Ferreri dépeint l’accès au Saint-Père comme une réalité imprenable, visible aux yeux de toutes et de tous mais résolument inaccessible (la figure pontificale apparaît dans toute son évidence médiatique lors de certaines séquences de L’Audience, au détour d’un bain de foule ou alors par le truchement d’un écran de télévision ou celui, plus subtil, d’un enregistrement radiophonique).

Indubitablement engagé et (encore mieux) très courageux L’Audience montre une Église catholique hypocrite et condescendante n’hésitant pas à infantiliser ses brebis, même la plus égarée (en l’occurrence ici Amedeo). Sans doutes un peu trop systématique pour totalement convaincre par excès ce film politique de Marco Ferreri rassemble entre autres choses Ugo Tognazzi (déjà visible dans les précédents Le Lit Conjugal et Le Mari de la Femme à Barbe, ndlr) et Michel Piccoli (vu juste avant dans Dillinger est Mort, film dont l’un des thèmes musicaux de Teo Usuelli est ici astucieusement repris par le réalisateur) interprétant respectivement un flic et un prêtre : une certaine idée de l’uniforme et des convenances sociétales, pour l’un des films les plus subversifs de son auteur.

Liza (1972) : Amour Chienne.

Sur un îlot désertique du Sud de la Corse flanqué d’un bunker semblant tout droit sorti d’un film de science-fiction Giorgio le solitaire peint, boit et entretient avec amour son chien Melampo. Son quotidien d’anachorète va se voir bouleversé par l’arrivée de la jeune et belle Liza, femme bourgeoise et arrogante fascinée par le caractère farouche du bonhomme mais frustrée par l’attention qu’il porte à son ami canin…

Voilà donc un pitch ayant à priori de quoi nous satisfaire, aux enjeux à la fois simples mais délibérément solides… Porté en grande partie par le couple formé par Marcello Mastroianni (Giorgio) et Catherine Deneuve (Liza) et par une ambiance solaire, calcinée et dénudée dans le même temps (le film se situe à mi-chemin entre l’atmosphère post-apocalyptique de La Semence de l’homme tourné deux ans plus tôt par Marco Ferreri et celle, ravissante, du film de Lina Wertmüller intitulé Vers un destin insolite, sur les flots bleus de l’été qui sortira en 1975, ndlr) Liza est pourtant un film qui déçoit considérablement : trop sec dans ce qu’il cherche à proposer, abstrait et ne dépassant jamais les schèmes relationnels impliquant le binôme de personnages sus-cités (Giorgio est un « cynique » au sens propre du terme, un amoureux des chiens éloigné de toute forme de civilisation lorsque Liza est une femme dont l’initiation passera par la transformation symbolique de chienne soumise à son maître…) le film de Marco Ferreri s’avère finalement bien moins subversif que bon nombre de ses autres longs métrages. Certes le propos relève d’un bel intérêt, cherchant à exprimer la naissance d’un amour absolu débarrassé de tout compromis moral et sociétal mais piétine beaucoup trop pour forcément nous convaincre.

Si Marcello Mastroianni séduit par son animalité mêlée de puissance retenue le personnage vaniteux campé par Catherine Deneuve agace au plus haut point (à noter que le célèbre couple s’est du reste formé lors du tournage du film, ndlr), peu aidé par un système narratif répétitif et finalement assez peu prodigue en termes de fond et de forme. Le film rejoint de ce point de vue l’indigence d’un film tel que La Semence de l’homme, certes passionnant dans son argument initial mais trop erratique et superficiel pour susciter une franche adhésion. Finalement les passages les plus intéressants de Liza sont paradoxalement ceux au coeur desquels Giorgio revient le temps de quelques minutes dans le brouhaha parisien et son inconsistance humaine (ici une Corinne Marchand mémorable en épouse délaissée, là un Michel Piccoli impeccable en ami déambulant dans des Halles aux abords de la destruction, annonçant le déconcertant Touche pas à la femme blanche que Ferreri réalisera deux ans plus tard…), retour à la civilisation faisant office d’honorable contrepied scénaristique. Sur un sujet similaire nous préférerons revoir le superbe Conte de la folie Ordinaire, l’un des longs métrages les plus émouvants du cinéaste… A noter néanmoins la somptueuse partition musicale de Philippe Sarde interprétée par le violoniste Stéphane Grappelli, leitmotiv grisant constituant les débuts d’une collaboration que l’on saura fructueuse.

La Grande Bouffe (1973) : Les travailleurs de la Mort.

Un lieu unique, sur une durée clairement limitée, pour une action proche du concept obsessionnel : quatre amis notables de la haute bourgeoisie parisienne s’enterrent dans une résidence du 16ème arrondissement le temps d’un long week-end essentiellement concentré sur leur « suicide à la bouffe », à savoir un pilote de ligne, un présentateur de télévision, un restaurateur de renom et un juge d’instruction respectivement campé par Marcello (Mastroianni), Michel (Piccoli), Ugo (Tognazzi) et enfin Philippe (Noiret).

Tragédie en un acte La Grande Bouffe constitue probablement le film le plus célèbre de son auteur, et certainement son scandale le plus retentissant dans le même temps. Évènement historique du Festival de Cannes 1973 (ledit métrage fut entre autres choses taxé de film porno, de film facho, de film scato, et patati et patata…) ce drame mortifère, intégralement habité par la Grande Faucheuse, montre donc une bourgeoisie discrètement charmante mais obvieusement indécente s’attelant méthodiquement à programmer une orgie auto-destructrice mêlée de bonne chère, de chair fraîche et de pulsions hédonistes en tous genres : entre corps qui se remplissent (le quatuor de personnages mangent continuellement et régulièrement) et corps qui se vident et/ou s’abandonnent (les nantis se payent des prostituées, copulent puis pissent, pètent, défèquent et même vomissent à terme…) La Grande Bouffe montre un homme voué à vivre comme un porc entouré de ses semblables et voué à mourir seul, tel un chien. Entre humour graveleux réservant des dialogues finement ciselés par Francis Blanche, obscénité sordide, morbide puis finalement macabre (le film de Marco Ferreri, comme toute bonne tragédie, avance inéluctablement vers la Mort de ses quatre protagonistes) et la rengaine musicale pratiquement aliénante de Philippe Sarde auréolant ledit drame La Grande Bouffe prend le temps d’installer les psychologies diverses de son quatuor, montrant leur amitié et leur connivence jusque dans le choix des prénoms savamment conservés par le réalisateur italien : ainsi Mastroianni, Piccoli, Tognazzi et Noiret seront à l’écran comme à la ville une véritable « famille » en tant que Marcello, Michel, Ugo et – de fait – Philippe.

Il y a d’abord Marcello, séducteur volage et libidineux fasciné par les femmes et les huîtres, personnage d’électron libre incapable de se fixer. Sans cesse en déplacement de par sa profession (il est un important pilote de l’aéronautique, allant « par monts et par vaux ») il sera d’ailleurs le premier personnage à partir du programme constitué par cette « grande bouffe », retrouvé congestionné par le froid au volant d’une voiture de luxe dans la cour intérieure de la résidence par son ami Michel le présentateur… qui sera du reste le second à quitter les lieux. Présenté comme un précieux ridicule travestissant la culture à son aise (il est l’orateur du groupe, capable de singer Hamlet en toisant une hure de cochon ou de latiniser en souillant le corps de deux jeunes prostituées à renfort de nourriture en bouillie), Michel est un esthète tour à tour cynique et désinvolte, jouant au piano le leitmotiv de Sarde tout en pétant jusqu’à l’explosion symbolique de latrines face auxquelles il s’excite pathétiquement ; il mourra d’une redoutable crise d’aérophagie, rejoignant son ami Marcello dans la chambre froide jouxtant la cuisine de Ugo le grand chef.

Assurément instigateur de cet étrange projet aux allures de fantasme délirant voire incompréhensible Ugo passera de vie à trépas suite à un orgasme généré par Andréa (Férreol, dans l’un de ses tout premiers rôles au cinéma, superbe en jeune femme sculpturale et gironde, ndlr) sur le plan de travail de son atelier. Objet d’une véritable « petite mort » au crépuscule du métrage Ugo n’est pas sans annoncer la figure auto-émasculée de Depardieu dans l’ultérieur (et magnifique) La Dernière Femme, autre film montrant un homme (un mâle) succombant à l’instrument de sa jouissance et/ou de sa puissance : le sexe. En confondant plaisir charnel et plaisir gastronomique Marco Ferreri brouille à nouveau les limites séparant l’homme de l’animal, allant jusqu’à rendre les fabrications artisanales de Ugo proprement triviales, son ultime pâtisserie étant du reste qualifiée de « poème de merde » par son ami Philippe…

Le magistrat sera le quatrième et dernier à quitter les lieux de la demeure sépulcrale. En proie à un diabète carabiné Philippe se verra gratifié d’une sucrerie improbable aux formes généreuses : une poitrine de femme en gélatine rose bonbon soigneusement concoctée par la gourmande Andréa au petit matin… Figure falote, sentimentale et scrupuleuse Philippe est l’amoureux transi du groupe, désespérément épris de la belle Andréa mais reste le seul à ne pas avoir consommé les charmes de la belle rousse. La coda de La Grande Bouffe nous présente un gamin dans le corps d’un adulte de quarante ans retournant à l’état de nourrisson en la forme d’une paire de loches sucrée jusqu’à saturation, mamelles assassines contre lesquelles il s’effondre, puis meurt… On peut presque voir en ce geste pathétique le retour à sa propre nativité de la part de Philippe, éternel vieux garçon essuyant d’ores et déjà les affres d’une relation incestueuse avec une certaine Nicole à l’orée d’un métrage éternellement habité par la Mort…

Grand film de la carrière de Marco Ferreri La Grande Bouffe sera également son grand succès public et son long métrage le plus excessif. Brûlot anti-bourgeois et fable provocatrice unique en son genre celui de 1973 reste encore aujourd’hui un modèle de subversion, entre humour très noir et pathétisme retenu. A voir absolument.

La Dernière Femme (1976) : Sex Wide Cut.

De La Dernière Femme nous connaissons surtout la dernière scène et/ou les dernières images : vision infernale, pathétique d’un Gérard Depardieu tronçonnant son pénis à coups de couteau électrique dans l’intimité livide de sa kitchenette, vision suivie des cris de douleur de l’acteur ressemblant fortement aux vagissements d’un nouveau-né. Cette scène incontournable, emblématique presque de l’univers de Marco Ferreri demeure indubitablement l’une des plus violentes de son Oeuvre et certainement l’une des plus radicales, au point de parfois faire figure d’arbre cachant la forêt représentée par un film admirable à bien des niveaux.

Gérard (Depardieu) est un ouvrier physiquement potent et adepte de moto fraîchement séparé de sa fiancée à l’orée du métrage. Visiblement « en vacances » au moment où Marco Ferreri nous la présente cette figure masculine sera pratiquement l’élément cimentaire d’un récit éminemment tragique en même temps qu’elle représentera le point névralgique de ce même récit. Dominant puis dominé, possessif puis asservi aux nouvelles exigences de la libération sexuelle prenant en compte la parité homme-femme puis la grande question de la place du père dans le couple (Gérard et sa femme ont eu un petit garçon quelques mois plus tôt en amont du récit répondant au nom de Pierrot, ndlr) Gérard sera présenté sous ses coutures les plus ténues par le réalisateur, celui-ci filmant en grande partie Depardieu dans son plus simple appareil, c’est à dire entièrement nu. Ogre avide de sexualité, amant égoïste et vivant selon ses désirs entre deux lampées de vin rouge ou deux appels voraces Gérard le personnage et Depardieu l’acteur semblent ici littéralement se confondre sous l’oeil amer et cocasse de Ferreri, filmant probablement un être humain amené à témoigner d’un peu de lui-même devant la caméra. Le résultat est fascinant, troublant et proprement audacieux.

A l’image d’autres films du cinéaste le protagoniste masculin de La Dernière Femme est un anti-héros préparant à son corps défendant son propre suicide. A la manière de Mario se défenestrant au crépuscule de Break-Up, érotisme et ballons rouges ou du suicide domestique de Glauco dans le chef d’oeuvre que constitue Dillinger est Mort (si le personnage incarné par Michel Piccoli ne met pas directement un terme à son existence il établit clairement un divorce social et conjugal entre lui-même et sa sphère privée, s’échappant pour un région paradisiaque lors des dernières minutes du film, ndlr) Gérard vit trop mal les changements ambiants de la société de son époque, incapable de substituer à son modèle patriarcal un nouvel élan progressiste voire féministe, préférant se suicider symboliquement à renfort d’atrophie phallique que de souscrire à la révolution représentée par un film, éloquent jusque dans son titre. La Dernière Femme sera donc celle qui restera après des années de domination masculine, domination contestée par un personnage-monstre exécutant une (petite) mort qui en dit long sur le regard que Marco Ferreri porte sur le mâle et son orgueil bafoué d’un métrage au suivant. L’un des films les plus pessimistes de son auteur.

Rêve de Singe (1978) : The Big Ape.

Voici un film pour le moins étrange et déconcertant que Marco Ferreri tourne juste après La Dernière Femme en la compagnie d’un Gérard Depardieu résolument aguerri, dans un décor new-yorkais aux confins du surréalisme. Film aussi rare que nébuleux et énigmatique Rêve de Singe sera de nouveau visible ce vendredi 18 février 2022 dans le cadre de la rétrospective en copie 35mm légèrement rayée, bobine représentant de toute évidence une véritable relique de l’Oeuvre ferrerienne à découvrir impérativement, que l’on aime ou non le cinéma de cet éternel affabulateur.

Nous avons de ce point de vue quelques grosses réserves en ce qui concerne Rêve de Singe et son aspect à la fois très ambitieux et complètement désarçonnant : si Gérard Depardieu et Marcello Mastroianni sont impeccables (le premier campant un personnage dans la continuité de celui qu’il interprétait dans La Dernière Femme, sorte de mâle alpha de plus en plus émasculé par une société du deuxième sexe prenant de plus en plus les devants ; le second jouant un personnage d’ami à la fois ubuesque et bienveillant dont l’issue s’avèrera tragique, ndlr), la photographie de Luciano Tovoli somptueuse et la mise en scène de Marco Ferreri astucieuse et comme toujours chargée en matière de symboles le rythme du métrage demeure à notre sens peu évident à appréhender, très voire trop soutenu au regard des thématiques abordées par le réalisateur : modèles masculins de l’Histoire antique et des ères à venir relégués au plan d’un musée de cire aux résonances fantastiques, condition féminine inversant les tendances et allant jusqu’à envisager le viol collectif du personnage de Lafayette (Gérard Depardieu) dans la pénombre d’un théâtre underground, vision surnaturelle d’un gigantesque gorille anéanti dans l’immensité d’un terrain vague brumeux poussé jusqu’à l’abstraction (on peut certainement y voir la chute symbolique de King Kong, emblème phallocratique du cinéma américain de l’entre-deux guerres ici réduit à d’étranges ruines fantasmées…).

Cryptique en diable et totalement atypique Rêve de Singe semble de toute évidence un film à part dans l’Oeuvre dense et provocatrice de Marco Ferreri, à la fois entièrement représentatif des questions posées par ses films précédents (La Dernière Femme, forcément, mais également Le Lit Conjugal ou même les rapports anthropomorphiques que le protagoniste entretient avec Melampo dans Liza, ndlr) mais plus poétique et évocateur que jamais… Tant est si bien que l’on ne comprend pas toujours tout du point de vue des tenants et aboutissants d’un long métrage opérant sur plusieurs motifs, s’évertuant à démythifier une nouvelle fois la figure charismatique, imposante et dominante d’un Gérard Depardieu filmé comme jamais par le réalisateur. Rêve de Singe s’avère suffisamment original et précieux pour mériter que l’on y revienne, tant l’objet qu’il représente demeure unique en son genre, libre et beau comme un rêve brumeux aux portes du cauchemar sociétal…

Pipicacadodo (1979) : Maître au boulot, dada !

Dans ce film au coeur duquel le facétieux Roberto Benigni fait l’une de ses premières apparitions à l’écran Marco Ferreri livre un constat doux-amer des limites du système éducatif en tirant le portrait d’un instituteur aux méthodes peu orthodoxes et clairement progressistes. Sans doutes de moindre impact que bon nombre de films du cinéaste car moins trash dans le registre qu’il adopte et surtout davantage bienveillant à l’encontre de son protagoniste (Roberto est l’une des rares figures masculines réellement positives de la filmographie du cinéaste italien) Pipicacadodo marque le retour de Ferreri dans ses contrées natales, oeuvre poétique rejetant les canons d’une pédagogie sclérosante et pariant sur l’intelligence d’enfants trop souvent pris pour d’incurables moutons de Panurge…

Roberto Benigni y incarne donc un maître d’école anticonformiste bien décidé à « sortir du cadre » et à éduquer en bonne et due forme (au sens étymologique du terme, ex ducere ou conduire vers l’extérieur, ndlr) les nombreux petits chérubins dont il a la charge : sorties scolaires peu banales, familiarisation de la classe avec un baudet dénotant avec le décor urbain environnant, classe de mer dans le dernier quart d’heure du métrage… Si Roberto n’a rien de la figure autodestructrice habituelle dans le cinéma de Marco Ferreri (du quatuor suicidaire de La Grande Bouffe au Gérard de La Dernière Femme en passant par les hommes sexuellement frustrés du Harem…) il sera malgré lui littéralement rejeté par le système et ses nombreux dignitaires, rejoignant de ce point de vue le personnage de Amedeo de L’Audience tourné au tout début des années 70 ; incapable de trouver une place véritable propice à son enseignement (en ce sens le titre original du film – Chiedo Asilo, signifiant « je cherche un asile » – fait l’effet d’une éloquente requête à l’encontre du spectateur…) Roberto sera confronté aux forces de police puis aux instances juridiques, éternel réfractaire à la magistrature et désireux d’épanouir les jeunes esprits.

A noter également la présence de la trop rare Dominique Laffin au générique (travaillant à la même époque sur le lénifiant mais néanmoins mémorable Tapage Nocturne de Catherine Breillat), entièrement crédible en collègue et future femme de Roberto et la superbe composition de Philippe Sarde revisitant à l’accordéon l’un des thèmes-leitmotiv de Rêve de Singe, entre douceur et mélancolie… S’achevant sur l’image de Roberto et d’un enfant s’immergeant dans les eaux profondes d’une Méditerranée éclairée par un crépuscule rouge sang Pipicacadodo montre un idéaliste qui – d’un bout à l’autre du métrage – n’aura eu de cesse de chercher un terrain d’entente (ou de jeux) à l’adresse de ses futurs adultes moins infantiles que d’apparence… Sans terre et sans patrie Roberto rejoint donc le refuge maternel de l’Océan primitif dans un épilogue aussi tendre que tristement évocateur. Un beau film, ni plus, ni moins.

Conte de la folie Ordinaire (1981) : Cadavres exquis.

Los Angeles, début des années 80. Charles Serking effectue un happening sur une scène à ciel ouvert, lunettes noires sur la frimousse et goulot de bouteille au bec. Il parle des petites choses ternes à faire avec panache : de manger, de pisser ou d’aller nu, mais avec style. Serking boit, picole même, vidant les bouteilles comme autant de poèmes éthyliques, avec style. Ferreri filme Ben Gazzara alias Charles Serking alias Charles Bukowski dans les plaines désolés d’une Amérique suintant le sexe, la moiteur et la tristesse existentielle, et il le filme avec style. C’est beau et élégiaque à en pleurer…

Conte de la folie Ordinaire est donc l’adaptation tournée en langue anglaise du recueil de nouvelle éponyme de Bukowski par Marco Ferreri… Quoi de plus logique que la rencontre cinématographique de ces deux provocateurs hors-paire, ode à l’amour fou et délibérément marginal entre un écrivain paumé (Ben Gazzara, comme souvent magistral) et Cass, la plus jolie fille de la ville (Ornella Muti, déjà vu auparavant dans La Dernière Femme, ndlr) ? En un récit reprenant la substance de quelques-unes des brèves narratives du romancier Marco Ferreri reste indéfectiblement proche de l’univers tour à tour craspec, sentimental et émouvant du matériau original, largement aidé par la splendide photographie de Tonino Delli Colli ( chef opérateur attitré de Sergio Leone, ndlr) et par la sublime et très lyrique composition de Philippe Sarde (musicien fétiche du cinéaste depuis Liza….).

Cette adaptation fidèle et libre dans le même mouvement d’évidence fait figure d’hymne à la vie et à l’amour sans conditions. Si Ben Gazzara et Ornella Muti portent en grande partie la beauté cinégénique du film de Marco Ferreri sur leurs épaules la verve bukowskienne glorifiant les paumés de l’intérieur dont parlait si bien le William Burroughs de la Beat Generation dans Le Festin Nu agit sur le spectateur comme une incantation mélancolique pas loin d’être bouleversante. En résulte un film tout simple (dans le meilleur sens du terme) et qui semble tenir tout seul sur le bas-côté d’une route à la fois indépendante et forte en gueule. Provocateur certes, mais résolument triste et langoureux in fine.

Le Futur est Femme (1984) : Modern Love.

Après avoir réalisé le beau mais très provocant et très dérangeant L’Histoire de Piera l’année précédente Marco Ferreri retrouve Ornella Muti pour son redoutable et jubilatoire Le Futur est Femme, long métrage particulièrement en avance sur son temps mais entièrement représentatif de son époque dans le même mouvement de maîtrise. Récit hautement musical et typiquement eighties d’un triangle amoureux regroupant Hanna Schygulla, Niels Arestrup et la belle et plantureuse Ornella (ici enceinte jusqu’aux dents mais pourtant plus désirable et plus érotisé que jamais) Le Futur est Femme commence là où il se terminera : au carrefour de la culture et du consumérisme, dans la rumeur d’une boîte de nuit jouxtant un important centre commercial occupant bon nombre de séquences. Près de trente ans avant l’avènement de la PMA et du mariage pour tous Marco Ferreri s’interroge avec fascination et progressisme sur les possibilités d’une maternité partagée entre deux femmes, au détriment d’un mâle qui est littéralement « passé » voire « dépassé » aux yeux du Monde moderne.

Si Ornella Muti excelle en femme fatale et guerrière aventureuse s’énamourant de l’égérie du cinéma de Rainer Werner Fassbinder que représente Hanna Schygulla (l’actrice allemande avait du reste joué l’une des figures centrales de L’Histoire de Piera aux côtés de Marcello Mastroianni et Isabelle Huppert, ndlr) Niels Arestrup s’en tire également avec les honneurs, jouant pour l’occasion un phallocrate délaissé par sa conjointe, bien incapable de la séduire indéfiniment malgré l’opulence de leur vaste habitation et sa vigueur naturelle. On notera encore une fois le travail remarquable effectué par Tonino Delli Colli à la lumière, jouant de la pénombre et des extérieurs-jour avec la même virtuosité plastique. Fort d’un sujet jusqu’alors peu ou prou inédit Le Futur est Femme constitue probablement l’un des grands moments du Cinéma ferrerien, fable urbaine visionnaire aux charmes savamment distillés par le cinéaste. Une pépite méconnue à redécouvrir d’urgence !

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