H6, l’hôpital du peuple : les plus désespérés sont les chants les plus beaux

Ye Ye est une jeune réalisatrice, arrivée en France en 2001, qui évolue aussi bien en Europe qu’en Asie, ses créations relevant de domaines variés: design, effets visuels de cinéma, architecture, céramique, land-art. H6, présenté à Cannes en 2021, est son premier documentaire. Il retrace les attentes angoissées, les gestes de solidarité, les urgents dilemmes de cinq familles se retrouvant à l’hôpital n°6 de Shanghai (au cours d’une période précédant l’arrivée du COVID-19). À travers elles, Ye Ye, qui a passé de longs mois dans l’établissement pour établir des liens de confiance, désire nous montrer les questionnements et la résilience teintée d’humour salvateur d’un peuple dont le besoin d’équilibre peut être mis à mal par le bouleversement qu’est l’hospitalisation. Elle le fait avec beaucoup de pudeur et de tendresse, laissant se déployer ce petit théâtre à huis-clos, entre instantanés comiques et coups du sort.

Le documentaire chinois contemporain a ses maîtres. On songe évidemment à Jia Zhangke (avec parfois une forme hybride : 24 City, en 2008, mêle les témoignages de vrais ouvriers et d’actrices, dont les récits s’apparentent à des reconstitutions par leur caractère emblématique et réaliste, au sujet de la fin d’une usine remplacée par un complexe hôtelier de luxe), Zhao Liang (mettant en évidence la gabegie des institutions: la police dans Crime et châtiment en 2007 ou la justice dans Pétition, la cour des plaignants en 2009) et surtout à l’immense Wang Bing et ses très longs et très essentiels métrages sortis confidentiellement en France, le dernier en date étant Les Ames mortes (2018, 8h15 de témoignages des « ultra-droitiers » survivants des camps de rééducation de Jiabiangu et de Mingshui, alors que les ossements d’un nombre considérable de victimes, pour beaucoup oubliées, gisent dans le désert de Gobi).

En ce qui concerne plus particulièrement le thème de l’exercice de la médecine, Wang Bing a aussi filmé le quotidien d’un hôpital, psychiatrique celui-là, dans A La Folie (2013) où l’on partageait l’existence, dans les locaux insalubres d’un établissement du Yunnan plus proche d’une prison panoptique que d’un centre de soins, de patients internés de force (dont de nombreux dissidents politiques) harcelés par les blouses blanches des spectraux infirmiers-geôliers, vision du corps médical diamétralement différente de celle que donne Ye Ye dans son film. Un autre métrage avec une thématique semblable, Dr. Ma’s country clinic (2008, inédit en France) de Cong Feng, dépeignait le quotidien d’un médecin attentif à l’histoire de ses très nombreux patients, en grande majorité de pauvres paysans, leur dénichant des remèdes traditionnels et peu couteux. Comme H6, ce documentaire mettait au premier plan l’évocation libératoire des paysans damnés de la terre mais en dénonçant explicitement l’injustice (sociale, juridique…) qu’ils subissent et les mœurs impliquant la vente des femmes et les mariages prépubères des filles) dans cette antichambre des lamentations qu’est le refuge du médecin dans un cas, les salles de l’hôpital dans l’autre.

Ces deux documentaires disposaient d’une durée (3h47 pour le premier, 3h30 pour le second) permettant d’approfondir les enjeux et la connaissance de ces microcosmes d’une part, d’éveiller une empathie sincère pour ces malmenés d’autre part. H6 dure 1h54, ce qui peut sembler suffisant, mais le fait est que l’on ressort assez frustré en ce qui concerne le premier point. Du fonctionnement de cet hôpital, des logiques internes des équipes, du rôle de la hiérarchie, du poids de l’administratif, on ne saura pas grand-chose. Du coup, quid d’une volonté satirique minimale ? Que montrer d’une réalité oppressante, sans s’attirer les foudres des instances au pouvoir, que ce soit les gouvernants du pays ou tout simplement la hiérarchie de l’hôpital ? Certes, le coût exorbitant des traitements ou opérations (problème non spécifique à la Chine) est à l’origine de tous les dilemmes, mais l’accent est surtout mis sur la volonté première du personnel de se débrouiller et d’être à l’écoute envers et contre tout, plutôt que sur le fait de pointer les défaillances et injustices flagrantes que subit la population miséreuse. L’enjeu pour la réalisatrice est de nous faire partager son admiration à l’égard du dévouement des soignants; elle réussit plutôt très bien d’ailleurs à montrer ces petits instants où l’humain transcende la blouse, ces petits riens d’attention et d’entraide qui redonnent foi en l’autre et permettent aux naufragés de surnager.

L’autre aspect attendu, générer la compassion envers ces courageux cabossés, combattants du quotidien pour lesquels une simple chute d’arbre devient un arrêt de la Fatalité , est bien présent: comment ne pas être ému et fasciné devant la stoïcienne abnégation de cet époux inséparable de sa moitié mutique (dont les rares éveils sont des instants de pure grâce), de cette famille sans le sou en attente d’une opération onéreuse ? On reste sans voix face à ce père de famille, venant de perdre sa femme dans un accident de voiture et dont la fille est dans le coma, qui chante et reste souriant, injectant une part de poésie résiliente et revigorante dans la prose des couloirs d’attente angoissée. La musicalité, notamment lors de courts plans sur les décors et les environs de l’hôpital, est pour la réalisatrice un des moyens d’exhiber cette vigoureuse et joyeuse résistance des meurtris. On peut d’ailleurs observer, dès le début du film, le contraste entre l’euphonie bucolique de la campagne, berceau de ces innombrables familles à la merci de cruels coups du destin, et la pollution cacophonique des engloutis du métro ou les froides résonnances métalliques des appels robotiques à l’hôpital. L’attention accordée, avec sincérité et humilité, à toutes ces petites gens que l’Histoire officielle voue aux oubliettes, justifie à elle seule la nécessité impérieuse de ce type de documentaire.

1 Rétrolien / Ping

  1. Édito – Semaine 6 -

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*