
De Stephan Streker nous avions déjà remarqué l’excellent Le Monde nous appartient, fable urbaine aux résonances surréelles entièrement habitée par un Vincent Rottiers plus météorique que jamais ainsi qu’un Ymanol Perset au visage étrangement lisse, anonyme, bel et mystérieux tout à la fois. Si le récit sciemment abscons de ce deuxième long métrage de fiction développait en parallèle la trajectoire de deux individus que rien ne prédisposait à rapprocher il témoignait d’ores et déjà d’une liberté d’écriture pour le moins inespérée, tirant sa nébulosité et ses nombreuses zones de brouillard vers des sommets de style et de rythme sertis d’audaces en tout genre. Prévu pour être admiré dans le confort de nos salles obscures à la fin du mois de ce début d’année 2022 le nouveau film de Stephan Streker cultive une fois encore un goût prononcé pour l’ineffable, l’indicible et l’incertain. Jusqu’à son titre à la fois tout ce qu’il y a de plus commun, de faussement indicatif et de pleinement évocateur L’Ennemi déplie son récit sous la forme de séquences teintées de couleurs sublimes et de ruptures de ton particulièrement étonnantes, perpétuant les innombrables nuances et incongruités du film réalisé en 2013 par le grand Homme…

Et pourtant a contrario de Le Monde nous appartient L’Ennemi selon Streker bénéficie d’un réel fil conducteur, d’enjeux narratifs solides et de personnages à l’épaisseur psychologique indiscutable. « Librement inspiré de faits réels » ce nouveau long métrage raconte la descente aux enfers de l’éminent Louis Durieux (Jérémie Renier, jamais aussi prodigieux que lorsqu’il interprète des personnages ambigus, entre la figure de la victime et celle du coupable…), brillant député de la région wallonne accusé d’avoir étranglé à mort sa femme dans l’intimité de leur chambre d’hôtel lors d’un long week-end en amoureux aux abords de la Mer du Nord. Suite à cette tragédie l’homme politique se voit rapidement inculpé du meurtre puis directement incarcéré dans une prison flamande, région dans laquelle la jurisprudence s’avère bien différente de celle dont il bénéficie habituellement en francophonie…

En une centaine de minutes proprement sidérantes L’Ennemi nous entraîne donc au plus près de la vulnérabilité et de l’opacité en demi-teinte de ce présumé coupable duquel Stephan Streker nous distillera la richesse historique et psychologique avec brillance et ménagement. Naturel et charmant Jérémie Renier porte en grande partie la puissance du film sur ses épaules, toujours entre deux eaux mais paradoxalement intégralement sincère dans sa mécanique dramatique ; impossible alors de ne pas s’attacher voire de s’identifier à la figure de Durieux, ministre aux dehors intègres citant Jean Genet aux heures propices du politiquement incorrect et présenté d’emblée par le cinéaste comme un personnage pas plus inhumain que le commun des mortels. Du reste le casting demeure en tout point impeccable et savoureux d’un rôle au suivant : Alma Jodorowsky irradie l’écran de sa beauté quasiment diabolique, parfaite en femme toxique partageant avec Jérémie Renier une relation conjugale volcanique, extrême et sans compromis passionnels ; Félix Maritaud fait quant à lui l’effet d’un comédien tout à fait sympathique, joliment maniéré dans la peau d’un codétenu au passif trouble, à l’image d’un récit entretenant le mystère ; par ailleurs Emmanuelle Bercot séduit en avocate pas toujours scrupuleuse mais néanmoins loyale à l’égard de son client et le méconnu Sam Louwyck (déjà présent au générique du Monde nous appartient, ndlr) parvient à marquer son empreinte en seulement deux séquences pour le moins mémorables, campant un prisonnier polyglotte s’obstinant à cuisiner un Louis Durieux désespérément impénétrable…

C’est comme si L’Ennemi portait en lui plusieurs films, tour à tour romance dévastatrice puis chronique politique, faux film de procès et vrai film de prison, portrait intimiste d’un bon gars et drame aux accents crépusculaires. Entre une photographie resplendissante et techniquement très précise, l’interprétation magistrale de Renier et celle de ses partenaires et l’ambiguïté recouvrant l’entièreté d’un récit n’étant pas sans rappeler celui – encore plus absurde – de L’Étranger de Albert Camus Stephan Streker prouve encore une fois son sens inouïe de la mise en scène et de l’imaginaire cinématographique, signant avec son nouveau long métrage un objet aussi passionnant qu’obsédant. A voir absolument.
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