Mandingo : Les douleurs pourpres

Voir le Monde tel qu’il devrait l’être. Voir la vie dans toute sa noirceur, dans toute sa violence et dans toute sa cruauté mises à nu devant la caméra d’un réalisateur réfutant tout compromis et toute concession morale. Voir l’ignominie humaine dans ce qu’elle a de plus ordinaire et de plus terrible dans le même mouvement, horreur paradoxalement vécue comme un authentique traumatisme cinéphile comme on en voit rarement dans une décennie de Septième Art ; c’est ce que propose le programme du 7ème numéro de la collection Make My Day ! dirigée et présentée par Jean-Baptiste Thoret, somptueux combo Blu-Ray et DVD permettant de revenir sur le film culte et interdit du mésestimé Richard Fleischer tourné au cœur des années 70 : l’excellent Mandingo, film majeur du cinéma américain produit par l’éminent Dino De Laurentiis et prenant pour têtes d’affiche James Mason, Susan George et Perry King, vision cauchemardesque de l’esclavage américain sévissant dans le Sud du pays dans les temps précédant la fameuse Guerre de Sécession dans la seconde moitié du XIXème Siècle, contrepied idéal des charmes inoffensifs de la grosse production multi-récompensée et oscarisée que constitue Autant en emporte le Vent de Victor Fleming et consorts.

Finalement assez méconnu d’une bonne partie du public Richard Fleischer fut pourtant le réalisateur de près de cinquante longs métrages de cinéma, ayant touché à pratiquement tous les genres au cours de sa fructueuse carrière. On se souvient notamment des magnifiques Terreur Aveugle et Soleil Vert, le premier représentant l’un des sommets majeurs du thriller psychologique du début des années 70 et le second ayant fait date dans l’Histoire du Cinéma d’anticipation ; bien que très différents dans leur sujet respectif ces deux films partageaient le même goût pour les psychologies tordues empreintes de pessimisme et le même sens d’une réalisation entièrement au service du propos développé. Fresque exemplaire sur l’esclavagisme tenant lieu dans la localité de Falconhurst en Louisiane, Mandingo fut l’objet d’un succès public pour le moins conséquent… hélas gâché par son échec critique cuisant, échec ayant énormément contribué au déclin artistique de Fleischer à partir de 1975, date de sortie du film dont il est ici question.

Au même titre que Soleil Vert et Terreur Aveugle Mandingo parvient littéralement à transcender son matériau de base tout en mettant en scène des personnages ambigus, psychologiquement conditionnés par leur environnement. Le film raconte le quotidien d’une plantation régentée par le vieux Maxwell (James Mason, impérial), patriarche et colon Blanc désireux de se voir supplanté par son fils Hammond (Perry King) pour la succession de son entreprise. Pour ce faire Warren Maxwell sollicite sa nièce Blanche (Susan George, fraîchement sortie de l’expérience controversée des Chiens de Paille de Sam Peckinpah) afin de lui assurer une descendance décente : à savoir un sang pur drastiquement éloigné de toute forme de métissage compromettant et déshonorant, le fils Hammond étant davantage attiré sexuellement par les femmes Noires que par les Blanches… S’ensuivra un drame familial, social et même politique au cœur duquel Hammond et sa cousine seront confrontés à toutes leurs contradictions et à toutes leurs frustrations, drame vécu dans le même temps que la permanente traite des Noirs du domaine opérée par Maxwell et que l’acquisition d’un mandingue voué à divertir sa famille au gré de violents combats fratricides mettant en scène de redoutables esclaves au physique particulièrement athlétique.

Le film n’épargne rien ni personne, montrant de fait des Blancs foncièrement racistes perpétuant malgré eux l’Histoire et son éternelle oppression, Blancs de condition physique presque débilitée ou du moins amoindrie ; ainsi le vieux Warren cherche à guérir d’incessants rhumatismes en posant ses plantes de pied sur le ventre d’un petit Noir allongé docilement à même le sol et le fils Hammond arbore quotidiennement sa démarche boiteuse (une jambe claudicante qui semble être un symbole d’impuissance à elle seule, qu’elle soit sociale ou sexuelle…). Les Noirs sont présentés en grande partie comme soumis à leurs maîtres, uniquement réduits à leur fonction utilitaire : « négresses » fécondatrices permettant de reproduire socialement du futurs « instruments de travail », « nègres » besogneux destinés au labeur ou au commerce et/ou à la marchandise lorsqu’ils ne sont pas mandingues, et donc spartiates pathétiques et auto-destructeurs au service du divertissement colonial. Le film de Richard Fleischer fait alors figure de véritable paradigme de représentation : celle de la violence des combats qui rappelle à certains égards l’esthétisation clinique des scènes de boxe du Barry Lyndon de Stanley Kubrick sorti la même année, celle des mécanismes de pouvoir et d’ascendance conjugale (la figure de Blanche incarnée par l’aguichante Susan George s’avère probablement la plus manipulatrice de toutes, principalement filmée dans des séquences d’intérieurs sous-exposés suggérant une terrible atmosphère de machination…) ou encore représentation inversée des rapports de dominants-dominés (les colons Blancs agissent socialement lorsque les esclaves Noirs subissent, les Noirs agissent physiquement lorsque les Blancs endurent leur infirmité et/ou leur impuissance…).

Si le film a dérangé au moment de sa sortie et qu’il dérange encore et toujours aujourd’hui c’est dans sa peinture sans fioritures et sans tricherie de l’esclavagisme qu’il met un point d’honneur à développer dans ses moindres aspects. Taxer le long métrage de Richard Fleischer de film raciste et racoleur témoignerait alors d’une fâcheuse malhonnêteté intellectuelle ou du moins d’une médiocre paresse critique, tant Mandingo s’évertue à lever le voile sur l’un des plus grands tabous historiques de l’ère contemporaine. Près de cinquante ans après sa sortie en salles ledit film saisit toujours par sa puissance filmique difficilement comparable et sa violence graphique et morale de tous les instants, réfutant l’esthétisation pour mieux nous mettre face à l’inconfort d’un Monde représenté tel qu’il est, ou tel qu’il devrait l’être : impitoyable, rude et sans vergogne. Un grand film.

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