Alice’s Restaurant : La fin d’une utopie

Arthur Penn est un cinéaste que l’on réduit trop souvent à ses deux films les plus connus : Bonnie & Clyde et Little Big Man. Il est pourtant un grand réalisateur à qui l’on doit beaucoup plus et Rimini Editions, qui avait déjà édité en 2019 l’émouvant Miracle en Alabama, s’attelle à le prouver puisque c’est au tour du méconnu Alice’s Restaurant d’être édité et de rejoindre leur catalogue. Disponible en édition collector DVD + Blu-ray + CD depuis le 16 novembre dernier, Alice’s Restaurant est un film plus important qu’il n’en a l’air.

Déjà représentatif de la contre-culture frappant l’Amérique à la fin des années 60 avec Bonnie & Clyde, Arthur Penn adapte avec Alice’s Restaurant la chanson Alice’s Restaurant Massacree de Arlo Guthrie, fils de la légende folk Woody Guthrie. La chanson, basée sur une histoire vraie vécue par Arlo Guthrie, raconte comment il a échappé au service militaire obligatoire grâce à son passé de délinquant : il avait en effet jeté des déchets en bas d’une colline avec un ami et ils s’étaient fait arrêter tous les deux. Cette histoire est au centre du film et Penn va broder autour pour construire son récit, avec dans le rôle principal Arlo Guthrie en personne.

Soit l’histoire de Alice et Ray, un couple ouvrant un restaurant à côté de l’église désaffectée dans laquelle ils se sont installés. Dans un esprit communautaire, ils y accueillent tous leurs amis notamment Arlo, jeune chanteur essayant d’échapper à l’enrôlement militaire. Alice et Ray multiplient les fêtes mais derrière la bienveillance et la bonne humeur de cette utopie se trouvent déjà de l’amertume, comme si les personnages savaient que ça n’allait pas durer. Et c’est là, tout le génie d’Arthur Penn, comme le souligne l’incontournable Jean-Baptiste Thoret : ‘’d’avoir réalisé un film à la croisée exacte de l’utopie des années 60 et du désenchantement des années 70’’. Le film est presque prophétique : tourné fin 68 et début 69, il semble déjà conscient que l’utopie hippie ne fera pas long feu. 1969, on le rappelle, est une année charnière pour les Etats-Unis avec deux moments clés sonnant le réveil difficile de cet utopie : l’assassinat de Sharon Tate et de ses amis par la famille Manson en août et le concert des Rolling Stones virant au drame à Altamont en décembre. Brutalement c’est tout le pays qui est tiré de sa torpeur et qui réalise combien leur rêve s’est détruit.

Alice’s Restaurant capte justement tout ça avec une justesse épatante et un sens de l’observation remarquable, comme s’il avait pressenti le drame. Il y a d’un côté l’insouciance de Arlo et l’utopie du restaurant tenu par Alice et Ray mais de l’autre, il y a déjà des problèmes rongeant cette communauté : le couple formé par Alice et Ray est loin d’être totalement épanoui, se rattachant à leurs idéaux pour ne pas être effrayés par l’avenir et la drogue emporte un de leurs amis. Derrière les sourires et les fêtes, Arthur Penn laisse présager un futur incertain où l’utopie communautaire finira par être brisée : par le pays, par la guerre mais aussi par ses propres membres. Car l’humain, quoiqu’il arrive, reprendra le dessus et la camaraderie ne pourra toujours occulter la jalousie, le chagrin et les promesses d’avenir qui se défont.

Le film, à la fois drôle et amer, offre un regard tout à fait éclairant sur l’Amérique de 1969. Il sera éclipsé par Easy Rider l’année de sa sortie, le film de Dennis Hopper rentrant à jamais dans l’histoire comme l’un des emblèmes phares du Nouvel Hollywood. Cela ne devrait pas occulter la vision de Alice’s Restaurant, particulièrement édifiante quand on s’intéresse à cette période tant il en cristallise de nombreux enjeux, résumés dans un dernier plan magnifique : Alice, en robe de mariée sur les marches de l’église, fixant l’horizon d’un air inquiet, consciente que le paradis rêvé n’existe plus, qu’il n’a plus sa place et qui, pour citer Penn lui-même, ‘’ne peut durer que dans la mémoire’’.

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