Neige : Station Blanche, ministère de la défonce.

Ce mercredi 5 janvier 2022 ressort l’un des films les plus singuliers que le cinéma français des années 80 fut capable de nous offrir en ces temps reculés : Neige, premier long métrage co-réalisé par Juliet Berto et son compagnon Jean-Henri Roger, couple derrière la caméra comme à la ville se revendiquant à juste titre de l’héritage précieux et prolifique de la Nouvelle Vague et de grands cinéastes tels que Jacques Rivette et Jean-Luc Godard. Oeuvre atypique, vrai-faux polar mâtiné de film noir Neige fut entre autres choses présenté en Sélection Officielle du Festival de Cannes 1981, nominé au César du meilleur premier film un an plus tard et auréolé d’un certain succès critique et public lors de sa sortie en salles il y a désormais plus de quarante ans. Néanmoins tourné avec un budget dérisoire dans des conditions empiriques passionnantes équivalant parfois à l’adaptabilité la plus radicale qui soit, Neige fut réalisé en plein coeur du quartier parisien de Pigalle, à seulement quelques centaines de mètre du domicile de Juliet Berto et de Jean-Henri Roger : pratiquement filmé « à la maison » mais paradoxalement tourné en grande partie dans d’impressionnants lieux publics au demeurant interlopes voire mal famés ce premier film sidère d’emblée par sa portée documentaire peu commune, se livrant d’un bout à l’autre comme un témoignage vivifiant de la faune urbaine évoluant au pied de la Butte Montmartre à l’aune des années disco, des flippers et des bouges rancis par l’alcool, la toxicomanie et la prostitution clandestine…

En un seul film Roger et Berto nous promènent à la coule dans les bas-fonds d’un quartier filmé de jour comme de nuit, au gré des néons rougeoyants d’un Moulin pittoresque et des ruelles crasseuses mais élégamment cinégéniques dans le même temps. Partant d’un arc narratif somme toute assez rudimentaire (ledit film narre le destin de trois personnages volant au secours des junkies du district dans le besoin, à savoir une barmaid chaleureuse, un outsider adepte du full contact et un prédicateur antillais respectivement joués par Juliet Berto, Jean-François Stévenin et Robert Liensol, ndlr) Neige passionne moins dans ce qu’il cherche à nous raconter que dans sa formidable capacité à retranscrire toute l’effervescence d’un microcosme : intégralement réalisé à la sauvette et souvent en pleine foule, ledit métrage n’a de fait jamais eu recours au principe d’une figuration préétablie ni à une technique conséquente ni même simplement décente. Chaque silhouette déambulant par-delà les quartiers chauds, chaque travelo chaloupeux, chaque attroupement de badauds pris sur le vif lors du tournage : rien ou presque ne fut préparé, tout fut capté au jour le jour par le couple de cinéastes ayant mis un point d’honneur à appliquer le système d’une caméra riveraine inaugurée par Godard dans son chef d’oeuvre A bout de Souffle vingt ans auparavant. En ce sens la lumière baveuse et rabattue de William Lubtchansky n’est pas sans rappeler celle des extérieurs nocturnes du Taxi Driver de Martin Scorsese, montrant au sens propre comme au figuré une authentique jungle urbaine…

Ce qui intéresse Jean-Henri Roger et sa compagne et actrice Juliet Berto se situe pleinement du côté de la marge sociétale, des laissés-pour-compte et des déviants de tout poil. Au détour d’un troquet décrépit, d’un cabaret ou d’un peep-show mal fréquenté, Neige se livre tout d’un bloc comme une peinture contemporaine admirable à la dimension quasiment anthropologique. La cinégénie d’une Berto évoquant le charme d’une Bulle Ogier brunie et un tantinet défraîchie, la puissance truculente d’un Stévenin alors en passe de devenir l’un des assistants-réalisateur de l’époque les plus respectés du métier (l’acteur fut notamment le bras droit de Jacques Rivette sur certains de ses longs métrages) et la présence trop rare de Robert Liensol (plus connu pour avoir tourné dans le Soleil Ô de Med Hondo dans les années 60, ndlr) font de Neige un moment de cinéma underground typiquement parisien, littéralement unique en son genre. Le film s’appréhende telle une plongée immersive dans le Paris populaire de 1980, sublimant chaque enseigne de grand magasin, chaque loge de spectacle vespérale et chaque rixe impromptue captée dans la plus intelligente des roublardises. Une petite pépite à redécouvrir absolument dans nos salles obscures en ce début d’année qui s’annonce résolument cinéphile…

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