West Side Story : Gangs of New York.

Chose ardue que d’aborder le monument musical et cinématographique que représente West Side Story sans répéter ce qui a d’ores et déjà été vanté et admiré un peu partout le concernant depuis sa sortie il y a maintenant 60 ans : splendeur de la réalisation au demeurant très classique de Robert Wise et des chorégraphies prodigieuses de Jerome Robbins, magnificence des décors, des costumes et des couleurs, souffle romanesque à la portée aussi accessible qu’universelle ou encore sous-texte sociologique entièrement dans l’air du temps et intemporel tout à la fois… Alors que nous nous apprêtons à découvrir son remake réalisé par l’incontournable maître du blockbuster hollywoodien Steven Spielberg visible dans nos salles obscures dès le mercredi 8 décembre de cette année (remake duquel la bande-annonce augure une esthétique et des partis-pris visuels relativement proches de ceux du film original), nous nous sommes malgré tout prêtés au jeu du revisionnage d’un film multi-récompensé et – à juste titre – adulé, véritable chef-d’œuvre de technicité mettant peu ou prou tout le monde d’accord, ses quelques rares détracteurs admettant de bonne foi la virtuosité dramaturgique et musicale de cet écrin populaire de Septième Art.

Film double, film hybride mais paradoxalement superbement homogène le projet West Side Story naît à la fin des années 40, lorsqu’un ami du chorégraphe Jerome Robbins lui parle d’une potentielle opérette reprenant la mythologie shakespearienne de Roméo et Juliette. Suite à la concrétisation dudit spectacle et au franc succès qu’il connait au fil des représentations l’idée d’un film de cinéma surgit au crépuscule des années 50, avec deux réalisateurs susceptibles de mettre en scène cette histoire d’amour impossible entre une émigrée portoricaine et un américain d’origine polonaise dans les bas-quartiers du Hell’s Kitchen new-yorkais, romance tragique prenant comme toile de fond les tensions raciales et sociétales d’un microcosme bouillonnant, effervescent, plein de rage et de passion mêlées. Il y aura donc d’une part le prolifique Robert Wise, artisan déjà responsable du précédent et très efficace Le coup de l’escalier qui s’attèlera à l’aspect purement dramaturgique du projet et d’autre part Jerome Robbins qui se chargera d’orchestrer une quantité non négligeable de répétitions de scènes de danse et de rixes toutes plus explosives les unes que les autres…

Nous sommes donc dans le West Side de New York, et deux gangs des classes populaires s’affrontent au jour le jour. Jets et Sharks rivalisent de territoire en appartenance, de violence en combat de coqs, expriment leur colère à renfort de claquements de doigt, de pas de danse endiablés, de chansonnettes aux dehors fantaisistes… Riff (Russ Tamblyn, extraordinaire en petite frappe exécutant lui-même ses chorégraphies, ndlr) est l’un des représentants de Jets, WASP issu d’anciennes générations d’émigrés européens alors que Bernardo (Georges Chakiris, classieux et lui aussi intégralement investi dans les répétitions chevronnées de Robbins) est le leader du clan des Sharks, tribu de portoricains fraîchement débarqués sur le continent nord-américain. Le film de Wise et de Robbins – dont l’action dure à peine quarante huit heures, autrement dit sur deux journées magistralement ramassées dans leur durée et leur représentation scénique – nous présente par la suite l’idylle naissante entre Maria (Natalie Wood, d’une beauté fiévreuse et sanguine) et Tony (Richard Beymer, acteur arborant un look préfigurant celui de Ray Liotta dans Les Affranchis de Scorsese), la première n’étant rien de moins que la soeur de Bernardo et le second s’avérant être l’ancien chef des Jets et accessoirement le meilleur ami de Riff… Au gré d’une longue scène de soirée dansante (avec entre autres choses un mambo faramineux, expression artistique de l’agressivité sexuelle et séductrice des hommes et des femmes jouant à mettre en scène leur diable au corps) les deux tourtereaux verront littéralement le temps s’arrêter, astucieusement isolés par la mise en scène de Robert Wise : quarante ans avant Tim Burton et son Big Fish le réalisateur use d’un artifice à la fois grossier mais parfaitement éloquent, mettant en lumière la singularité d’un coup de foudre amoureux en effaçant l’entourage du couple à dessein. Cet enchaînement de moments spectaculaires (Robbins) et de séquences intimistes (Wise) participe à l’universalité de cette fable qu’un certain Murnau n’aurait – sur le papier – sûrement pas renié : « de partout et de nulle part » la romance de West Side Story assume entièrement sa naïveté et son premier degré fortement prononcés, jouant dans le même mouvement admirablement de ses nombreux contrepoints…

Contrepoints habilement esquissés au gré des chansons écrites par Stephen Sondheim et mises en musique par Leonard Bernstein, avec notamment les questions d’appartenance à un groupe (Jet song), d’intégration sociale et d’assimilation d’une communauté à un peuple (America, clou d’un spectacle évoquant la désillusion de Bernardo et l’émancipation du personnage de Anita joué par Rita Moreno quant à l’avenir des leurs, autrement dit des portoricains), de vanité féminine amenant aux chimères les plus folles (le pétillant I Feel Pretty dans lequel Nathalie Wood fait l’effet d’une princesse bercée de rêves et de lumière), d’instances sociales incapables de juguler la délinquance juvénile (Gee, Officer Krupke, dont la mise en scène burlesque, grotesque presque, annonce l’humour très noir du Orange Mécanique kubrickien…) ou encore de self-control voué à garder la face en cas de pétard et de passage à l’acte (Cool, danse rythmique tenant lieu dans de vastes garages sous-éclairés aux confins du métrage)…

Toute une société alors en mutation se voit dépeinte dans un film moins comique que musical, d’une modernité encore et toujours frappante à l’orée des années 2020… Et si le classicisme de la mise en scène de Robert Wise ne dépasse que très rarement sa fonctionnalité mâtinée d’épure et de lourde symbolique (formée principalement de références religieuses, comme en témoigne par exemple la très belle scène du mariage reconstitué par Tony et Maria dans la seconde partie du film…) elle reste entièrement au service des chorégraphies renversantes et communicatives de Jerome Robbins. Aujourd’hui sexagénaire West Side Story version 1961 se doit d’être vu et revu encore et toujours, aussi bien pour sa portée romantique que pour son exubérance et son énergie débordante, manière pour les réalisateurs de mettre en lumière une Amérique en quête d’expression et de revendication, à l’aube des droits civiques et d’un progressisme alors en devenir… Chef-d’œuvre.

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