
Depuis près de 40 ans, le rap s’est immiscé au cinéma et a pris, peu à peu, une place de choix dans la culture populaire. Originellement issu des ghettos new-yorkais au début des années 70, le hip-hop regroupe tout un ensemble de disciplines pour exprimer son courant : le rap, le DJing, le break dance, le graffiti et le beatboxing. Comme n’importe quel contenu artistique, le genre a évolué et s’est emparé de toute une culture (particulièrement afro-américaine) pour véhiculer ses idées. D’abord objet de contestation, le hip-hop est très vite devenu le bouc émissaire d’une culture violente que les médias et le cinéma ont énormément assimilé à l’apologie de la drogue, du culte des armes et autres trafics liés au banditisme. Si l’on ne peut nier l’aspect négatif qui accompagne le mouvement dans les croyances néophytes, le rap demeure une discipline bien plus vaste et complexe qu’elle n’y paraît. On ne nie pas qu’il y a des artistes qui véhiculent un culte à la violence par son biais, mais comme toute culture, il suffit de creuser un peu pour se rendre compte que l’image populaire du mouvement ne cache qu’une minorité qui se tire la couverture pour rassurer ses détracteurs. À l’instar d’une musique comme le métal à qui beaucoup de personnes attribuent l’image d’une secte satanique qui brûle des vierges en égorgeant des moutons sur scène, le rap n’est pas que cette image du caïd qui vante sa réussite grâce aux trafics. L’image bling-bling et/ou street du hip-hop n’est qu’une étiquette, une façade, une panoplie qui conforte la stylisation du mouvement. Et de cette image, le cinéma aura su en tirer profit dès les années 80. Si l’on constate une évolution de son image au fil des décennies, difficile de ne pas y voir un renouveau ces dernières années. Le rap est devenue la nouvelle musique populaire. Les générations adolescentes qui ont grandi dans les années 80 ont transmis leur amour du mouvement à leurs enfants. L’époque où les Claude François et autres Michel Sardou régnaient sur la variété a laissé place à des noms comme Booba ou Orelsan. Orelsan qui, dans son morceau Christophe, fait l’état des lieux de la place que tient le rap sur la culture populaire française désormais. Impossible de nier les faits, le rap possède bel et bien sa place autant dans nos platines que dans nos écrans. L’immense popularité de la seconde saison de Validé nous a donné envie de poser un regard sur comment a évolué le mouvement au sein du cinéma. Comment le hip-hop et ses acteurs sont-ils devenus des objets de fascination ? Quelle place le cinéma leur accorde désormais ? Comment sommes-nous passés de la haine à l’amour ? N’en déplaise à Eric Zemmour qui déclarait en 2008 : « Je pense que le rap est une sous-culture d’analphabètes », le rap est bel et bien le moyen d’expression artistique numéro 1 aujourd’hui.

LA DECOUVERTE
Il faut revenir aux années 70 et à l’explosion de la Blaxploitation pour bien comprendre comment le hip-hop est sorti des quartiers populaires. Par le biais de ces productions, les afro-américains ont enfin pu être montrés à l’écran comme des héros à part entière. Phénomène sociologique inspiré des idéologies du mouvement Black Power, les films de ce mouvement ont donné un sacré coup de pied dans la fourmilière du système. Il abat tous les poncifs racistes et minoritaires pour mettre en avant le talent humain. Bien que sectaire dans sa production (parce qu’elle n’avait pas d’autres choix), la Blaxploitation fera des émules et de grands auteurs en garderont les codes pour étoffer leurs œuvres par la suite (Spike Lee, Quentin Tarantino). Ce mouvement s’est senti poussé par une odeur de changement au sein du cinéma. Avec des films comme La Nuit des Morts-Vivants de Romero où le héros du film est interprété par un acteur afro-américain, le mouvement s’est engouffré dans une brèche entre-ouverte pour faire passer ses idées. Pour Romero, la couleur de peau importait peu tant que l’acteur était bon. C’est grâce à la médiatisation de ce genre de personnes que les communautés afro-américaines se sont sentis légitimes et ont osé prendre les armes. Exit les seconds rôles avilissants, la Blaxploitation montrait des hommes et des femmes forts, tout à fait aptes à tenir un premier rôle à l’écran. De Shaft à Coffy, les nouveaux talents de l’exploitation américaine s’appellent désormais Pam Grier, Sidney Poitier, Richard Roundtree, Melvin Van Peebles, James Earl Jones… Et le hip-hop dans tout ça ? Il habille les œuvres. Il se cache dans les détails et ne sert que les propos politiques des films.

Il faudra attendre que la Blaxploitation devienne populaire et reconnue pour ses valeurs artistiques de solides films d’exploitation pour que le hip-hop décide de s’émanciper. Tout commencera en 1983 par Wild Style de Charlie Ahearn qui pose son histoire dans le Bronx à New York. Le film raconte le début de la culture hip-hop et se veut le plus réaliste possible. En dépit d’une valeur artistique discutable, le film demeure culte pour quiconque désire comprendre les racines du mouvement. En 1984, Stan Lathan sort le film Beat Street dans lequel il raconte le quotidien de jeunes habitants du Bronx qui souhaitent percer dans le monde du hip-hop. Le film est suivit par la sortie de Krush Groove en 1985, réalisé par Michael Schultz, et revient sur les origines du label Def Jam. Pour la première fois, la vie difficile dans le ghetto et l’envie de s’élever dans la société se rencontrent au sein d’une fiction. Le hip-hop devient un moyen d’expression à part entière, une métaphore d’un rejet du conformisme et également un porte-parole évident pour une jeunesse totalement laissée à l’abandon. La musique de cette époque puise ses racines dans le funk, le disco, le blues, le reggae, le jazz, le scat…et bien d’autres. Le hip-hop s’approprie tous les codes d’une culture qui avait été perdue par les minorités afro-américaines et revendique ses racines de couleur. Le hip-hop est un mouvement qui fusionne les genres et qui crée en permanence. Ses graffitis attirent l’œil, les tenues vestimentaires sont amples et flashy et l’ambiance générale prône la tolérance. Les artistes revendiquent leurs droits, mais n’incitent aucunement à la haine. L’émancipation, le brassage ethnique et le partage sont clairement au cœur du mouvement et c’est ce que dépeignent les films susmentionnés. S’ils ne cachent pas les réalités de la vie dans les ghettos, il n’y a pas encore l’ombre du mal qui plane au-dessus de leur tête.

FIGHT THE POWER
En 1989, Spike Lee sort Do The Right Thing, et tout prend une nouvelle tournure. Non pas que Spike Lee soit à l’origine de la mauvaise image du hip-hop, loin de là. Seulement, le réalisateur y parle de la brutalité policière et des rivalités entre communautés qui sévissent dans un quartier de Brooklyn. Le titre porteur du film, Fight the Power, du groupe Public Enemy devient un hymne contestataire là où de nombreux médias et partis politiques n’iront pas plus loin que le titre « provocateur » du morceau. La scission était désormais faite et l’image véhiculée par la musique sera jugée dangereuse. À partir du début des années 1990, il y aura clairement deux clans. Il y aura ce qu’on appelle communément le rap « conscient » et le reste. Autrement dit, on distingue des acteurs du mouvement qui perpétuent les idées premières de celui-ci (dénoncer les injustices dans les grandes lignes) et ceux qui joueront de provocation en allant dans le sens de l’image violente que les médias leur collent à la peau.

En France, le rap est arrivé dans les années 80 et n’était vu que comme un mouvement éphémère parmi tant d’autres. Son âge d’or explosera avec l’arrivée d’artistes aux textes poétiques, engagés et forts comme MC Solaar, IAM et Assassin. N’oublions pas également d’y inclure ceux qui seront qualifiés de mauvais garçons : NTM. NTM est typiquement le groupe que les médias ont stigmatisé plus que de raison. Collectif immense qui s’exprime au travers des voix de JoeyStarr et Kool Shen, NTM se traînera longtemps une image de groupe violent aux idées virulentes. Les deux acolytes du groupe ne se priveront jamais pour abonder dans le sens de l’image qu’on leur donne, seulement, force est de constater que les paroles des morceaux demeurent bien plus engagés qu’on voulait bien le laisser entendre. Pour comprendre l’attitude des deux artistes, il suffit de (re)voir La Haine de Mathieu Kassovitz. Le quotidien des héros dépeint dans ce film est directement à mettre en corrélation avec les idéaux de NTM. Dans une société qui stigmatise sans cesse les laissés pour compte, quelle attitude est bonne à adopter ? Une fois encore, l’idée de contre-culture apportée par le hip-hop aura ses défenseurs et ses détracteurs. Mais comment se faire entendre d’une masse populaire qui fait sans cesse la sourde oreille ? La rébellion semble inévitable. De fait, puisque la musique est intrinsèquement liée à la vie dans les banlieues, l’amalgame devient une évidence pour ses détracteurs. Un film comme Ma 6-T Va Crack-er est symptomatique de ce que la pensée populaire juge destructrice. Si l’on vit en banlieue, on écoute du rap, on maltraite les femmes, on est dealer et on hait toute forme d’autorité. Ce n’est pas grave si la police tue puisqu’il ne s’agit que de débarrasser le monde de parasites. Nous résumons vulgairement la situation, mais c’est ainsi qu’était perçu le film de Jean-François Richet à sa sortie en 1997 et c’est également ainsi qu’il a été récupéré par les institutions pour mener des campagnes contre le « fléau » des cités…alors que ce dernier dénonce absolument tout le contraire. Le rap est devenu l’instrument du diable auprès des bien-pensances…

Aux États-Unis, les années 90 connaissent des violences similaires. Les réalisateurs comprennent l’influence du mouvement sur les jeunes afro-américains. Le cinéma s’empare du mouvement et verra émerger des noms qui resteront dans les mémoires des films sur les ghettos. Pour les plus connus, il y aura John Singleton avec Boyz N The Hood en 1991, Mario Van Peebles (fils de Melvin) avec New Jack City en 1991 également, Ernest R. Dickerson avec Juice en 1992 ainsi que les frères Allen et Albert Hughes avec l’immanquable Menace II Society en 1993. Pour ce faire, les réalisateurs vont de plus en plus attribuer des rôles de leurs fictions à des stars du rap. L’idée de « street credibility » devient la norme. Des stars comme Ice Cube, Ice T, Queen Latifah, Nas, DMX, Kid’N Play viendront jouir d’une image de gangsters au cinéma. Bon et mauvais choix à la fois, puisqu’une fois encore, l’amalgame entre les stars à l’écran et à la vie sera vite fait. Si la fiction n’est jamais loin de la réalité parfois, cela n’arrangera en rien le climat violent que connaît le pays en 1992 et ses nombreuses émeutes sanglantes survenues à Los Angeles. Le cinéma contrebalancera sa violence par le biais de comédies légères qui minimisent la violence au profit d’une légèreté pas toujours réussie (Friday, House Party, Spoof Movie). Quelle image garder du hip-hop désormais ? Vecteur de violence ou funeste blague ? S’il est devenu un mouvement politique porté par des acteurs parfois violents, il lui fallait renaître de ses cendres et prouver au monde qu’il est un art avant tout.

LES NOUVELLES REGLES
Ce sera par la case du biopic que le hip-hop va asseoir définitivement sa notoriété. En 2002 sort 8 Mile, film partiellement inspiré de la vie du rappeur Eminem. S’il n’aura servi que de pancarte marketing au rappeur en pleine ascension, le film va faire naître une réelle passion de la musique chez les adolescents d’alors. En minimisant la criminalité au maximum, le film de Curtis Hanson inspire l’idée qu’une tête bien remplie vaut mieux qu’un flingue chargé. Il utilise la figure du rappeur comme exemple de rêve américain et s’attarde sur les rêves de starification de cette dernière. Le film se construit de sorte à iconiser éternellement Eminem. Voilà pourquoi il s’agit nettement plus d’un coup marketing que d’un biopic à proprement parlé. Seulement, ce ne sera pas inhérent qu’à 8 Mile. Tous les biopics qui suivront arrondiront les angles que ce soit Réussir ou Mourir en 2005, Notorious en 2009, Straight Outta Compton en 2015 ou All Eyez On Me en 2017. Les films minimisent le quotidien violent et certaines carrières construites sur fond de trafics pour replacer l’importance des messages musicaux au centre du débat. Si certains y ont vu une malhonnêteté certaine de la part de producteurs comme Ice Cube et Dr. Dre qui se dédouanent de leur passé lorsqu’ils produisent Straight Outta Compton, d’autres y ont vu une réelle mise en avant des expressions artistiques. Tout cela pour enfin clore le débat : ce n’est que de la musique ! Ce n’est pas parce qu’on aime écouter du rap que l’on a envie de sortir les calibres et dealer de la came au coin de la rue. C’est probablement malhonnête et malvenu de réécrire l’histoire de la sorte, mais ils ne font que manipuler leur image publique en fonction de ce que le système attend d’eux. Le combattre avec haine et fureur n’a pas marché, pourquoi ne pas essayer de l’amadouer ?

Comment expliquer la popularité soudaine du genre désormais ? Comme dit en préambule de ce dossier, le rap est la nouvelle variété française tout simplement. En France, nous en comptons des dizaines des retournements de veste. Pourquoi un rappeur comme Orelsan a été autant conspué au début de sa carrière et a été auréolé de multiples récompenses aux Victoires de la Musique quelques années après ? Tout simplement parce que les médias n’avoueront jamais leur propension à fabriquer des monstres en sortant les choses de leur contexte. Si certains prennent leur revanche avec panache, comme Orelsan lorsqu’il débarque avec son album Le Chant des Sirènes, d’autres restent, au mieux, anéantis, au pire, deviennent les caricatures des monstres que les médias ont fait d’eux. Voilà pourquoi un documentaire de la trempe de Montre Jamais Ça à Personne, qui revient sur tout le parcours artistique d’Orelsan, cartonne actuellement sur Prime Video. Avec ce film qui retrace toutes les images d’archives tournées par le petit frère d’Orelsan, il y a une évidence qui saute aux yeux. Pour comprendre la popularité du hip-hop et son attrait cinématographique, il suffit de la mettre en corrélation avec ce qu’a connu Orelsan le long de sa carrière. En l’espace de six épisodes, le film de son frère fait l’état des lieux du hip-hop et son évolution au fil des années de carrière d’Orelsan. Et cette métaphore se joue également à l’écran dans les fictions, bien qu’on n’ait toujours pas trouvé le ton adéquat entre l’excès de bons sentiments et la violence inéluctable. Comme un Aimant d’Akhenaton en 2000 présente une vision « assagie » du milieu, comme s’il devenait urgent de montrer que la vie banlieusarde peut être changée en bien et que la musique doit être vectrice de pansement durable aux maux de toute une génération. Mais la révolte semble sensiblement difficile à enrayer, bien qu’elle soit nettement mieux accueillie et comprise aujourd’hui. Quand Kery James sort son film, Banlieusards, en 2019 sur Netflix, et que Ladj Ly repart avec le prix du Jury à Cannes cette même année pour Les Misérables, ils récoltent des critiques élogieuses pour la plupart. Non content de sortir deux films qualitatifs sur deux sujets sensiblement différents, Banlieusards et Les Misérables ne sont ni plus, ni moins, que des versions modernes de Ma 6-T Va Crack-er. Presque 20 ans séparent les films, et pourtant le regard des institutions a bien changé. Pourquoi ? Tout simplement parce que les acteurs de l’industrie ont choisi de la brosser dans le sens du poil. En s’acoquinant avec les médias, les messages passent plus facilement. Et c’est d’autant plus drôle qu’un groupe aussi bafoué que NTM voit son biopic être défendu hors compétition au Festival de Cannes. Belle revanche pour JoeyStarr et Kool Shen bien que Suprêmes souffre du même syndrome évoqué ci-dessus : il est lisse pour plaire aux médias (mais le doigt d’honneur qui se dessine en grand derrière demeure plus jouissif que jamais).

Pourquoi une série comme Validé fascine aujourd’hui ? Parce qu’elle reflète parfaitement l’industrie musicale du mouvement. Elle ne nie jamais son affiliation avec certains narco-trafiquants pour certains artistes, mais elle replace surtout sa puissance dénonciatrice au cœur du sujet. Les artistes qui évoluent au cœur de la série véhiculent des messages forts. Que ce soit Clément dans la première saison qui dépeint son quotidien avec ferveur et son désir de sortir de la misère et de couper avec ses erreurs du passé ; ou que ce soit Sara dans la seconde saison qui reprend le flambeau de Clément en y ajoutant son combat pour une place féminine indépendante et forte ; Validé remet la musique au cœur de tous les combats. La richesse d’écriture de Franck Gastambide réside dans son amour pour le rap et sa compréhension fanatique, et quelque peu maladroite, de ce milieu. Et même s’il y a une affiliation évidente avec Gomorra que ne pourrait nier Gastambide où les affaires de drogue emboîtent le pas sur un fond musical plus discret en saison 2, Validé possède tout de même une conscience juste malgré ses maladresses parfois discutables. Certains diront que la série a 10 ans de retard et qu’elle fait état d’une pensée utilisée dans le rap autrefois quand d’autres sauront faire la part des choses entre fiction et réalité. À l’heure où un documentaire comme celui sur la vie d’Orelsan s’attarde sur le combat des acteurs du mouvement à vouloir changer à tout prix l’image de la musique, Validé se charge de rappeler de ne jamais oublier les tontons malgré tout. Encore et toujours, on se retrouve devant deux facettes d’une même pièce qui ont besoin l’une de l’autre pour subsister et intéresser à grande échelle. Aujourd’hui, plus que jamais, le hip-hop génère des pensées et des combats qui ont toujours été légions en son sein. Il aura juste fallu attendre 40 ans pour qu’il se fasse enfin comprendre et accepter par l’industrie cinématographique.
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