
C’est après des mois et des mois de report de sortie que débarque enfin Le peuple loup dans nos salles obscures. Ce film d’animation, le troisième réalisé par Tomm Moore, est une petite merveille, confirmant l’immense singularité du cinéaste dans le monde actuel de l’animation. Là où la plupart des films d’animation actuels sont lisses et standardisés, l’univers de Tomm Moore, à base de folklore irlandais et d’animation à la main, fait un bien fou, nous dépaysant en nous emmenant dans des mondes où la magie et la nature œuvrent en harmonie avec un style unique en son genre. Et le réalisateur se montre à l’image de ses films : attentif à nos questions, attentionné et visiblement heureux de nous en dire plus sur Le peuple loup dont on vous conseille vivement la découverte.
Après Brendan et le secret de Kells et Le chant de la mer, Le peuple loup peut être vu comme le dernier volet d’une trilogie sur le folklore irlandais…
C’était totalement ça l’idée effectivement.
Comment avez-vous eu l’inspiration de ce film ?
Mon co-réalisateur Ross Stewart et moi avons eu l’idée du film et nous avons écrit la trame principale de l’histoire et ensuite nous avons travaillé avec Will Collins (déjà scénariste du Chant de la mer – ndlr) pour la développer sous la forme d’un scénario définitif. L’idée de base, c’est que Ross et moi voulions parler de l’extinction de certaines espèces animales et du fait que l’être humain a perdu sa connexion avec la nature. Cette idée de traiter les animaux comme des espèces sacrifiables que l’on peut tuer sans sourciller comme les anglais l’ont fait avec les loups en Irlande reflète bien le fait que l’être humain est capable de faire ça à sa propre espèce, c’est inquiétant. Pour les anglais à une époque, l’Irlande était le pays des loups et pour eux tuer les loups, c’était dresser les irlandais. C’est une histoire qui nous paraît encore d’actualité aujourd’hui alors que les êtres humains traitent ceux qu’ils ne connaissent pas comme des gens différents alors qu’ils ne le sont pas. D’où l’idée de cette fillette anglaise et de cette fillette irlandaise qui deviennent amies dans un contexte où elles sont pourtant ennemies.

C’est ce qui frappe quand on regarde le film, il se déroule au XVIIème siècle mais il parle d’écologie, d’obscurantisme religieux, de la peur de l’autre, de la place de la femme, ce sont des thématiques très actuelles.
À la base nous voulions vraiment faire un film sur la légende des wolfwalkers et parler de cette période car ça se déroule à Kilkenny et c’est de là que nous venons avec Ross Stewart. Mais c’est vrai que plus nous travaillions sur le sujet et plus l’histoire avait des résonances étonnantes avec le monde d’aujourd’hui. Notre première idée c’était que Robyn, l’héroïne du film, soit un garçon mais nous avons modifié son genre pour y injecter des idées féministes. Dans notre équipe, il y avait des personnes de la communauté LGBT+ et ils y ont vu l’histoire d’un coming-out, celui d’une jeune fille qui s’assume telle qu’elle est vraiment. C’est intéressant tous ces éléments modernes qui se retrouvent alors que nous sommes partis d’une ancienne légende mais c’est également triste que le récit soit encore pertinent aujourd’hui et trouve des échos dans notre monde comme lorsqu’on voit ces grands incendies de forêt en Australie ou la politique de Bolsonaro au Brésil qui rase la jungle et extermine les jaguars, un animal sacré.
La preuve que l’être humain ne change jamais…
Oui, c’est vraiment triste.
D’où vient cette légende des wolfwalkers en Irlande, c’est quelque chose de très connu ?
Pas du tout, c’est même étonnant que ce soit si peu connu. C’est aussi pour ça que nous tenions à faire le film avec Ross, ces histoires de loups furent importantes à une époque et nous voulions vraiment les remettre en avant. Il y a de vieilles histoires païennes autour de Kilkenny notamment sur un roi de la région il y a bien longtemps qui fut un loup-garou et il y a d’autres histoires catholiques aussi dans lesquelles Saint Patrick jetaient une malédiction sur les gens qui ne voulaient pas se convertir et qui voyaient leurs âmes quitter leurs corps pour devenir des loups. Mais avec l’extinction des loups dans le pays, on ne racontait plus ses histoires, ils ont tué la mythologie en tuant les loups. Et si l’on ne peut pas ramener les loups à la vie, on peut tout de même faire revivre les histoires.
Tous vos films entretiennent un lien très fort avec la nature, quel est votre propre lien avec elle ?
Je pense qu’en grandissant, nous perdons notre lien avec la nature. Pendant la crise du Covid et les confinements, ça a été un moment où ceux qui vivaient à la campagne ont pu se reconnecter à la nature, j’étais en Irlande entouré de bois et de verdure, c’était apaisant même si la ville finissait par me manquer. Mais pour revenir à mon lien envers la nature, c’est quelque chose avec laquelle j’ai grandi dans la campagne irlandaise. En allant habiter à Dublin plus tard, j’ai perdu de mon intérêt pour la nature et en revenant à Kilkenny, c’est quelque chose avec laquelle j’ai pu me reconnecter, ça a presque été un éveil spirituel. Je me suis détourné de la religion catholique et je me suis senti très proche des vieilles croyances païennes dans lesquelles l’être humain fait partie de la nature, il vit en harmonie avec, ce n’est pas quelque chose dont il doit s’occuper. Je me retrouve beaucoup dans l’idée que si l’on fait du mal à la nature, nous nous faisons du mal et c’est pourquoi cela s’infuse dans tous mes films.

Dans vos films, ce sont toujours des enfants qui sont les personnages principaux. Pensez-vous que ce lien avec la nature se perd en grandissant ?
C’est certain, ça se perd très rapidement. En observant ma petite-fille de quatre ans en pleine nature, j’apprends énormément de choses, c’est étonnant comme elle regarde les arbres d’une façon différente, comme si chacun d’entre eux était une aventure à lui seul. Les jeunes enfants peuvent beaucoup nous apprendre sur la nature et la façon dont on doit la regarder même si aujourd’hui cette connexion avec la nature se perd très vite, l’enfance est beaucoup plus contrôlée, ils ne sont peut-être plus aussi libres qu’avant. Mais c’est effectivement quelque chose qui travaille mes films, j’ai été père très jeune ce qui fait que je suis aujourd’hui un grand-père très jeune et c’est important de se rappeler de notre place dans ce monde.
C’est étonnant de vous savoir grand-père à votre âge !
Mais c’est une bonne chose, devenir grand-père m’a permis de me réveiller à nouveau, de mieux saisir l’urgence de se reconnecter avec la nature. Et avec un peu de chance, je serais aussi un arrière grand-père très jeune !
Vous avez co-réalisé le film avec Ross Stewart, comment s’est déroulée votre collaboration ?
Ross et moi sommes amis depuis notre plus tendre enfance et nous avons toujours joué ensemble. Je me souviens encore que lorsque nous avions 11 ou 12 ans, nous voulions faire un comics Batman ensemble et cette créativité ne nous a jamais quittée. Ross est un grand peintre et on savait qu’en travaillant ensemble, nous allions être efficaces. Nous avons travaillé sur l’histoire ensemble, nous avons supervisé les story-boards et pendant la production, je travaillais plus sur les personnages et l’animation tandis qu’il se chargeait plus des décors. De cette façon, nous nous divisions le travail et puis nous nous sommes retrouvés pour gérer ensemble le compositing et le travail sur le son. C’était agréable d’avoir un co-réalisateur, de cette façon je pouvais participer de façon plus active à l’animation sans me soucier du reste car je savais qu’il s’en occupait.
Il n’y a pas eu de disputes donc ?
Une seule ! À propos de Merlin, l’oiseau de Robyn, nous n’étions pas d’accord sur l’aspect qu’il devait avoir. Je voulais qu’il ait des traits un peu plus humains mais Ross refusait, il avait peur que le public prenne Merlin pour un birdwalker ! (rires) On s’est vraiment beaucoup disputés là-dessus mais je pense que l’on a trouvé un bon compromis grâce à une animatrice danoise qui aime beaucoup les oiseaux et qui a pu trouver une façon de lui donner une personnalité sans qu’il n’ait l’air trop humain.

Comment avez-vous eu l’idée d’illustrer la vision subjective des wolfwalkers ?
Ross et moi savions que nous devions montrer la vue subjective de Robyn quand elle se transforme afin que l’on saisisse bien que pour elle, plus rien ne sera jamais comme avant. Nous avons été très inspirés par Le conte de la princesse Kaguya d’Isao Takahata qui est très audacieux visuellement, nous voulions quelque chose dans cette énergie. En faisant des recherches, nous sommes également tombés sur beaucoup de vidéos où les chiens ont une GoPro sur la tête et c’est très cool d’avoir un point de vue au niveau de leur regard. Nous nous sommes aussi inspirés des voyages chamaniques et psychédéliques que certains indigènes font, quand ils deviennent un jaguar ou un autre animal. L’idée était de représenter les odeurs, d’accentuer ce que Robyn peut ressentir et voir une fois qu’elle est transformée en loup. C’était très dur de parvenir à réaliser ces séquences afin qu’elles tiennent la route visuellement.
Vous mentionnez Le conte de la princesse Kaguya, est-ce que dans une certaine mesure, les films des studios Ghibli vous ont inspiré dans votre carrière ?
C’est drôle car Le chant de la mer est sorti en même temps que Le conte de la princesse Kaguya et je me souviens avoir donné des interviews où j’insistais sur l’importance du dessin à la main, de son expressivité et de son langage et après j’ai vu Le conte de la princesse Kaguya et je me suis dit »mon dieu, ce mec me botte le cul ! » (rires) Il est allé tellement loin avec ce film c’est impressionnant. J’ai toujours été fan du travail de Takahata mais avant Kaguya, nous n’avions pas forcément le même style, là j’étais soufflé et le film reste une grosse référence pour moi.
Aviez-vous d’autres références visuelles en tête ? Je vous pose la question car le personnage du Lord Protecteur m’a beaucoup fait penser au gouverneur Ratcliffe de Pocahontas dans son look général.
Je suis désolé, on a vraiment essayé de faire en sorte qu’il ne lui ressemble pas mais nous n’y sommes pas parvenus ! (rires) C’est le même genre de personnage et les deux films se déroulent à la même période donc inévitablement en cherchant des références pour le personnage, nous sommes tombés sur Oliver Cromwell et cette armure noire avec les lignes blanches dessus est vraiment caractéristique de cette période. Je pense que l’équipe de Disney a également regardé Oliver Cromwell pour créer le gouverneur Ratcliffe ! (rires) Heureusement les deux personnages ne se ressemblent pas psychologiquement. Ratcliffe était un snob qui voulait devenir riche tandis que le Lord Protecteur est un fanatique persuadé que ses croyances religieuses sont vraies. Bon les personnages se ressemblent mais nous avions un autre Disney en tête, Les 101 Dalmatiens. Nous nous sommes inspirés de l’animation des chiens pour celle des loups et dans le film on peut voir voir certains coups de crayons qui sont restés, qui donnent une énergie à l’animation.

Vous parliez de l’importance de dessiner à la main, je crois que c’est essentiel et c’est ce qui donne une réelle personnalité à vos films là où la plupart des films d’animations aujourd’hui sont tous lisses et standardisés.
Je crois que les producteurs sont effrayés à l’idée de faire quelque chose de différent. Ils ont peur que ça ne fonctionne pas alors ils ne prennent aucun risque. De plus en plus de films européens sont faits avec une réelle personnalité, cela fait plaisir à voir. Même aux États-Unis, quelques films comme Spider-Man : New Generation ou Les Mitchell contre les machines donnent un peu d’espoir. Mais je crois sincèrement que l’aspect visuel de nos films vient de la façon dont on travaille, en dessinant à la main. Je pense que c’est une façon de donner à nos films un aspect intemporel. L’animation 3D à l’ordinateur c’est bien mais quand on voit le premier Shrek aujourd’hui, on dirait un vieux jeu vidéo ! Tandis que Blanche-Neige et les sept nains, ça n’a quasiment pas vieilli et le film a plus de 80 ans !
C’est donc le dernier film de votre trilogie sur le folklore irlandais, est-ce que cela signifie que vous allez vous diriger vers quelque chose de complètement différent pour la suite ou vous allez tout de même continuer à explorer cette riche mythologie ?
Je ne sais pas encore. J’ai fait beaucoup de recherches sur la façon dont la culture irlandaise a rencontré d’autres cultures, notamment celles des amérindiens et des aborigènes. Nos mythologies ont étonnamment beaucoup de similitudes, c’est très intéressant. Et lors de la Grande Famine Irlandaise, la tribu des Chactas a envoyé de l’argent en Irlande pour les aider, il y a toujours eu une connexion entre eux et ce serait intéressant de l’explorer en sortant un peu du folklore irlandais. Après ce n’est pas mon peuple, ce n’est peut-être pas mon histoire à raconter donc je ne sais pas, sur un projet comme ça je me placerai peut-être plus comme un producteur comme je l’ai fait sur Parvana. J’ai beaucoup de projets actuellement en tant que producteur, pour ce qui est de ma prochaine réalisation, je ne sais pas encore.
Propos recueillis à Paris le 15 octobre 2021. Un grand merci à Tomm Moore et Calypso Le Guen
Soyez le premier à commenter