La Route de Salina : Par quatre chemins…

Certains films sont comme l’anguille à l’encontre du rocher, capables d’échapper aux caractérisations réductrices à la manière d’une murène énigmatique, rebelle et féroce à la fois ; des films ménageant le mystère comme un banc de poissons perdu entre deux eaux, insondables et insaisissables. La Route de Salina, objet rare et oublié de la filmographie prolifique de Georges Lautner, est de cette trempe de cinéma là : une œuvre singulière, inclassable et authentiquement lyrique dans son souffle romanesque, étrange, fascinant. S’agissant d’une petite pépite pouvant à juste titre littéralement tomber des yeux des spectateurs peu accoutumés aux envolées insolites cultivant parfois vainement mais délibérément l’incongruité de l’Art pour l’Art, ledit film fait néanmoins partie intégrante des introuvables de la collection Make My Day! présentée par le critique et théoricien Jean-Baptiste Thoret, en la forme d’un numéro 22 doublement troublant, combo composé d’un DVD et d’un Blu-Ray tous deux agrémentés de passionnants bonus… Si Georges Lautner s’avère davantage connu pour son incontournable et très (trop ?) verbeux Les Tontons Flingueurs et ses quelques bébéleries tournées dans les courant des années 80, sa route de Salina mériterait bien plus qu’un simple détour, tant ce long métrage croise les genres, les influences et les références avec un sens poétique particulièrement aventureux, chemin de traverse probable du More de Barbet Schroeder tourné à la même période et pendant européen des prodromes du Nouvel Hollywood (Monte Hellman, Bob Rafelson et Dennis Hopper en tête). Retour et coup de projecteur sur ce road-movie débarrassé de toute convention cinématographique prémâchée, mettant en scène Mimsy Farmer, Robert Walker Junior, Marc Porel ou encore Rita Hayworth.

1970, Salina. Lieu-dit perdu dans l’immensité d’un désert insituable, désert qui pourrait être celui de l’Almería espagnol ou celui d’un Mexique revisité d’épures rocailleuses. Salina… Un nom qui sent bon le sable chaud et les cafards dorés, évoquant celui d’un western à la Leone ou à la Corbucci, le rouge du sang et le jaune des lingots dans le même indicateur titulaire. Salina : le film commence là où il se terminera pour son protagoniste, à savoir dans la cabine d’un véhicule s’échappant d’une station-essence sous un torrent de pluie. À la place du mort, désemparé, Jonas compte son histoire au conducteur au gré d’un long flash-back halluciné et hallucinant : son histoire est celle d’un type que l’on aurait pris pour un autre, un autre qui aurait quitté le nid familial pour des raisons inconnues. Un beau jour le type arrive à l’étape-essence, et la mère reconnaît son fils Rocky, avant que le père et la soeur y aillent de concerts en concertations tacites… Alors que le type ne « faisait que passer » il va à son corps défendant (mais souvent dénudé) s’inventer fiston de la mater et amant incestueux de la frangine… pour mieux s’enfermer dans un mensonge littéralement vertigineux, mensonge vécu simultanément de l’enquête menée en parallèle par Jonas, celui-ci partant à la recherche du véritable rejeton à des fins terriblement inconséquentes, ou peut-être passionnelles.

On pense forcément au scénario du chef d’oeuvre Profession : Reporter que Michelangelo Antonioni réalisera cinq années plus tard : ambiguïté identitaire, existence tournant dans le vide d’une absurdité ployant sous le poids d’un soleil de plomb, fantômes et acteurs du mouvement culturel de la beat generationMais à l’aridité du film du cinéaste italien précèdent les couleurs chaleureuses, bigarrées du film de Lautner et la bande originale inoubliable en grande partie composée par le groupe Clinic et le chanteur Christophe. Occupant une place primordiale, quasiment cruciale dans le métrage, les musiques de La route de Salina sont elles aussi à la croisée des chemins, évoquant les compositions de Ennio Morricone (l’un des thèmes principaux, au demeurant très tarantinien, sera par ailleurs repris dans le superbe Laissez bronzer les cadavres du duo Cattet-Forzani en 2017) ou encore le rock progressif des Pink Floyd ou de King Crimson : hétéroclites les envolées musicales dudit road-movie permettent d’insuffler une émotion étonnante, indescriptible presque, à l’ensemble d’un récit se refusant à expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit. À l’image de Jonas incarné par Robert Walker Junior (dont l’allure et l’élégant faciès font penser à un croisement du petit frère de Clint Eastwood et du grand oncle de Robert Pattinson…) les motifs de La Route de Salina se perdent et se retrouvent, se dédoublent et se confondent jusqu’à l’absurdité, à tel point que le fameux Rocky disparu finit par prendre les traits de Marc Porel à la fin du métrage, gravure de mode devant l’Eternel loin du physique élancé de Robert Walker. Impossible également de ne pas re-penser encore et encore au More de Shroeder au gré des séquences présentant une Mimsy Farmer sexuellement libérée et résolument seventies, d’autant plus que le film de Georges Lautner rend gloire à l’identité fortement européenne et cosmopolite du film de Barbet de par sa forme hétérogène, un tantinet éclatée, comme au carrefour des influences…

Voilà donc un film saisissant et passionnant dans ses nombreux moments d’inexplicable et d’inexpliqué, mené de main de maître par un Georges Lautner s’éloignant radicalement du Cinéma de Papa, Michel Audiard et consorts : de ce parfum de gialli, de ce parfum de spaghetti, le réalisateur français tire une beauté surréelle fourmillant d’inventivité, excursion dans le non-sens et la déraison sentimentale au coeur de laquelle les souvenirs des uns deviennent subrepticement les mensonges des autres. Fascinant.

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