La Troisième Guerre : Rencontre avec Anthony Bajon et Giovanni Aloi

Accueilli dans les locaux de Capricci un chaleureux après-midi de septembre, deux personnes m’attendent sur un canapé d’une salle cosy et épurée. Quelques écrans d’ordinateurs jouxtent un coin de la pièce, un matériel qui a vraisemblablement servi au montage de divers films. Je m’installe face à eux, les deux hommes sont souriants, avenants et m’invitent dans une ambiance amicale et décontractée.
Il s’agit tout simplement de Giovanni Aloi, réalisateur du film La Troisième Guerre, qu’il nous présente aujourd’hui ainsi que son acolyte Anthony Bajon, rôle titre de son film. La Troisième Guerre traite de l’opération Sentinelle, opération militaire française née sous l’impulsion de combattre le terrorisme après les attentats de 2015. Il s’agit du premier long-métrage de Giovanni Aloi, démontrant une maîtrise impeccable du média cinématographique. Quant à Anthony Bajon, on ne le présente plus, acteur principal de Teddy et au casting de Les Méchants sortis la même année. L’acteur s’est notamment fait remarquer aux côté de Guillaume Canet dans Au nom de la Terre ainsi que pour son rôle principal dans La Prière, deux films qui lui valent une nomination aux Césars en 2020 et 2019 respectivement.

C’est votre premier long métrage, déjà félicitations parce que c’est un film honnêtement bien maîtrisé avec beaucoup de tension, une belle mise en scène, donc je tiens à vous féliciter en préambule.

Comment vous est venu l’intention de parler du système militaire français et plus précisément de l’opération sentinelle ? Comment vous est venue cette envie de parler d’un sujet aussi fort, aussi complexe ?

Giovanni : J’avais envie d’abord de parler de la façon dont les regards s’échangeaient, après les attentats, les regards de chacun. Un regard un peu plus parano, méfiant. En partant de cette idée de ce changement de regard, j’ai rencontré par hasard des militaires dans la rue. Je me suis dis que les regards, ça appartient aux militaires. Parce que ce sont des gens qui travaillent, qui bossent dans la rue et qui sont obligés d’y rester plusieurs heures à chercher des ennemis invisibles, voire inexistants. Du coup je me suis dis que c’était très important de parler vraiment de la façon dont les regards de chacun s’échangent, à travers les regards d’un groupe de militaires et à travers surtout les regards du personnage de Léo incarné par Anthony. C’était un regard qui ressemblait aussi à un regard personnel. Je crois qu’il faut avoir un point de départ personnel dans le métier de réalisateur. Du coup c’était le regard de quelqu’un qui arrive à Paris, et découvre la ville comme quelqu’un qui n’est pas habitué à se retrouver dans des lieux très beaux et terrifiants à la fois. Dans une ville où se mélange une grande beauté mais aussi une violence sonore et visuelle. Du coup j’avais envie de tout ça et j’ai envisagé le sujet de parler des militaires comme un moyen très intéressant. Parce que il y avait aussi la contradiction qu’il y a dans tous les systèmes militaires, un système plein de règles, et donc assez d’éléments pour en faire un film.

Vous avez pu discuter directement avec des militaires pendant l’exercice de leurs fonctions où ça s’est fait plus tard ?

Anthony : Ah, ils étaient plus dans l’exercice de leurs fonctions en fait, ils avaient changé de voie ou ne faisaient plus partie des missions sentinelles. Ils n’étaient même plus militaires en fait, c’est pour ça qu’ils avaient le droit de nous parler, et ils nous ont bien aidé. C’était les consultants pendant le tournage, ils nous aidaient pour le port d’armes, pour la manière de parler, de bouger, etc…

Ça se voit qu’il y a un gros travail sur la communication gestuelle.

Anthony :  C’était nécessaire pour coller à la réalité et être au plus proche de ces gens là. De pouvoir essayer de se mouvoir au mieux dans l’uniforme, d’avoir les regards justes et les mots justes qui correspondent à la réalité.

Vous avez senti des différences avec le système militaire italien ou celui d’autres pays si vous en avez été proches ?

Giovanni : Non je n’ai pas vraiment de notion sur l’armée italienne. Je me suis renseigné par rapport à l’armée française. Mais en fait l’armée essaie de reproduire un système hiérarchique, avec des règles, qu’on retrouve dans différents milieux. C’est la reproduction d’un système dans le système qu’on peut voir dans une école, dans un hôpital. J’en parlais tout à l’heure avec des gars de Arte, de ce que Michel Foucault nomme “Les corps dociles”, de rendre avec un système carré, avoir comme un contrôle. Mais bon après c’est long, je vais devoir l’expliquer (rires).

Est-ce que ça a été un challenge pour vous de traiter ce sujet ? Ou au contraire vous y êtes allé de manière plus décontractée pour éviter de vous brider sur le sujet ?

Giovanni : Le cinéma c’est toujours un challenge, n’importe quel film, même un court métrage, c’est un challenge. J’avais envie de faire un film qui parlait du quotidien, qui allait critiquer, analyser les contemporains. En faisant un thriller psychologique, qui pouvait être à la fois un film d’art mais en même temps un film qui puisse parler aux spectateurs. Du coup le challenge c’était plutôt de faire un film qui avait des moments plus visuels, mais allait aussi raconter une histoire, un parcours en quête d’une entité. Un “coming of age”, donc le personnage de Léo, mais “coming of age” au mauvais sens du terme, quelqu’un qui se trouve mais qui ne se trouve pas dans la bonne direction finalement dans le parcours du film et il essaie de se trouver mais n’y arrive pas.

Comment vous appelez ça ?

Anthony : “Coming of age”

Giovanni : Ouais, on dit ça surtout pour les films d’adolescents, mais je trouve ce terme intéressant à appliquer dans un film comme ça. C’est plus un garçon, un jeune homme qui essaie de devenir un homme dans le cas de La Troisième Guerre, dans son personnage. Il essaie de devenir homme mais il n’a pas les bonnes références autour de lui. Il a une famille dont la mère est un peu alcoolique, son meilleur pote à l’armée lui raconte des mensonges, il n’a pas de bonnes références autour de lui à qui s’attacher, il n’a pas de vrais hommes. C’est difficile de retrouver des vrais hommes.

Dans le film, Karim Leklou joue un personnage qui en impose assez, de même que Firmin, incarné par Jonas Dinal, ce sont quand même des personnages assez forts et qui démontrent malgré tout une vision de la virilité avec beaucoup d’honneur et de droiture.

Anthony : Oui après il se perd lui-même à son propre jeu. Bentoumi (Karim Leklou) a ce truc où il a besoin de mentir par rapport au Mali, il a besoin de se créer aussi une identité, donc en fait il y a un truc à nouveau où il n’est pas tout à fait bien dans ses basket. Parce qu’il a besoin de se créer une identité un peu autre également, un besoin de mentir. Donc oui il y a ce côté un peu virile de la part des deux mais il y a aussi ce côté où les gens ont besoin de se mentir à eux-mêmes et de mentir aux autres pour se mettre en valeur et montrer les muscles.

Comment s’est faite votre rencontre à vous deux et plus largement avec le reste du casting ?

Anthony : Moi j’étais en tournage pour Philippe Lioret à ce moment-là. Je tournais un téléfilm qui s’appelle Paris-Brest. Mon agent m’a appelé et m’a dit “Y a un scénario pour toi il faut que tu rencontres le réalisateur”.  Et en fait j’ai rencontré Giovanni en bas, dans ce quartier, on a été au couscous (rires). On a parlé de foot pendant 2h, et on a parlé de son film pendant 20 min (rires). On s’est très vite dit qu’on avait envie de faire le film ensemble. Leïla et Karim étaient déjà sur le film. Donc la rencontre de Giovanni me confirmait que j’avais envie de faire ce film.

Oui ça s’est fait assez naturellement finalement.

Anthony : Oui, et puis Giovanni est une personne très simple, très brillante, il a toutes les qualités qui font qu’un jeune acteur comme moi ait envie de travailler avec lui, de faire sa rencontre, de partager son univers le temps d’un film. C’est un garçon très brillant, humble et très travailleur. On a su travailler main dans la main, sans égo.

Giovanni : En tant que réalisateur tu rencontres l’acteur, tu connais un peu sa carrière et après tu te trouves devant un couscous (rires), tout se passe naturellement. Surtout, tu connais la personne, l’être humain et moi je crois en ça. Quand tu es près de quelqu’un et que tu le rencontres en vrai, tu le sens si tu as envie de bosser avec. Et faire un film c’est un petit mariage qui dure quelques mois, donc il faut avoir envie d’être près de cette personne. Rencontrer Anthony c’était simple et naturel. Là on ne se voit pas tous les jours mais quand on se voit c’est naturel, ça passe toujours, c’est pour ça que c’est beau de travailler ensemble. C’est passé aussi naturellement avec Karim et Leïla, et puis avec tous les acteurs du casting plus largement.

Anthony : Quand on a construit le personnage de Léo Corvart avec Giovanni il y a eu certains moments où on s’est raconté des moments de nos vies et certains traumatismes, certaines fêlures. Et on s’est rendus compte qu’on avait des points communs. Ce qui a aidé aussi dans la création des personnages de ce film ainsi que dans la naissance de cette amitié. Parce que d’un coup on s’est un peu livrés l’un à l’autre et on a un peu partagé certaines choses qu’on ne dévoile pas forcément

J’imagine que c’est ce qui vous a permis après de mieux construire votre personnage, ses relations…

Anthony : Voilà, c’est ça. Ce personnage avait besoin aussi qu’on se confie l’un à l’autre pour pouvoir le nourrir.

Ça se ressent parce que votre personnage est vraiment très sentimental finalement. On sent une profondeur de caractère assez intense. C’est assez émotionnel donc on ressent ce que tu décris, une sorte d’osmose qui s’est développée. Justement je voulais revenir un peu sur ton personnage, il est rempli d’humanité mais aussi de beaucoup de contradictions. Est-ce que ça a été compliqué de l’aborder, à la fois dans son milieu militaire peu abordable mais aussi de son point de vue familial ? 

Anthony : Non. Enfin ça demande un engagement corporel bien sûr, et physique. Mais ça n’a pas été compliqué dans le sens où j’avance en même temps que mon personnage. C’est-à-dire que je découvrais un univers que je ne connais pas et il avait pour lui une identité que je recherchais. Une solitude qui me fascinait au premier abord et qui collait assez bien avec le fait qu’il était complètement perturbé dans ce nouvel environnement. Y avait un truc un peu naturel qui s’est construit comme ça sans que j’ai besoin d’intellectualiser quoi que ce soit. Ça s’est fait très naturellement en fait.

Est-ce que t’as dû te renseigner plus aussi de ton côté vis à vis de la posture à avoir en tant que militaire ? Ou as-tu eu des entraînements spécifiques ?

Anthony : C’est ce qu’on disait tout à l’heure, on avait des consultants qui nous parlaient de ça et qui nous aidaient vraiment à être juste et crédibles dans ce qu’on a essayé de faire. Malheureusement on n’a pas eu le temps de faire des entraînements. Mais après, chacun s’est entraîné de son côté, ça passait beaucoup par le corps. Par exemple, quand on était à Rambouillet, y’avait une salle de sport à l’hôtel et Karim et moi on se retrouvait tous les soirs après le tournage à la salle et on faisait du sport. Il y avait quelque chose de très physique avec ces personnages.

En parlant de Karim, votre relation dans le film est assez intense aussi et vos 2 caractères dans le film étaient très proches, très liés. Est-ce que au niveau du tournage tu as ressenti aussi ce rapprochement ?

Anthony : Avec Karim ça a été une vraie vraie vraie vraie rencontre, comme Giovanni. Karim et moi avons la même sensibilité. On est des grands enfants tous les 2 et on est très sensibles, on est des hypersensibles et le moindre truc peut nous toucher énormément. Pour autant on a grandi dans des milieux pas forcément hyper aisés, classe sociale moyenne donc y a un truc qui fait qu’on est très ancrés dans la réalité, les pieds dans le sol mais avec des âmes d’enfants. En ça on se retrouvait beaucoup et on se complétait assez. C’est vrai que nos personnalités étaient assez identiques.

Pour finir, une question un peu décalée par rapport au film. Est-ce que vous pensez tous les 2 qu’il y a vraiment besoin de s’inquiéter de ta phrase au Night club où tu expliques à une fille que si on savait tout ce qui se passe, on oserait même plus sortir de chez soi ? Est-ce qu’il y a vraiment besoin de s’inquiéter à ce point là ou c’est plus un effet de style ?

Anthony : À ce moment-là, on est dans un moment du film où le personnage a déjà commencé un peu à vriller sans que nous, spectateurs, on s’en aperçoive. Lui a déjà commencé à se fabriquer un truc dans sa tête où il pète un câble. Mais c’est dans sa tête où il part déjà en live, il a l’impression que là derrière le rideau il y a un mec, que tout va péter, que toutes les 2 secondes il faut désamorcer une bombe. Mais d’un autre côté, peut être que l’on va se cacher derrière ce truc, qu’on n’y pense pas parce qu’on a peut-être pas envie d’avoir la réponse non plus. Peut-être que la réponse nous ferait peur.

Giovanni : Ouais moi j’ai monté le film là, ici dans cette pièce et je sors plus quoi (rire). Ça fait un an et demi que je suis là, que je ne sors plus et que je fais que commander sur deliveroo. Non à part la blague je suis assez d’accord avec ce que tu dis.

C’est vrai que la réplique, l’instant, arrive un peu à un moment où on ne vous voit pas forcément encore que le personnage part dans une sorte de démence paranoïaque.

Anthony : Non mais ça interloque en fait. C’est quand même bizarre de prononcer ce genre de phrase, d’avoir peur à ce point là. Et puis il est un peu dans une représentation de lui-même “moi je sauve le monde, je fais ci, je fais ça” alors qu’il ne se passe pas grand chose dans sa journée. On le voit 5 minutes avant, il patrouille dans la rue, il se passe rien. Mais il est un peu éduqué par Bentoumi qui s’invente des vies aux Mali et des missions qui n’ont pas existé. Lui c’est pareil, il a besoin de se faire pousser des muscles, de dire “si j’étais pas là, toutes les 2 secondes y aurait une bombe qui explose”. Ce qui est faux mais il a besoin de se mettre en avant.

Giovanni : En effet c’est un moment du film où le personnage commence a croire lui-même à ce qu’il se raconte. Il doit se rendre important par rapport à des inconnus. Il veut donner un sens à ce qu’il fait et il le fait à travers les paroles qu’il prononce. Des paroles qui arrivent vers le premier tiers du film dont il y a déjà une direction précise.

Est-ce que c’était une expérience haletante d’incarner ces personnages, de vivre un petit peu dans ce milieu militaire ? Est-ce que ça a pu vous créer de possibles passions ?

Anthony : Non mais pour le coup c’était vraiment cool d’être dans une caserne avec toute l’équipe technique et d’être un peu entre potes. Y avait un côté un peu colo. J’étais tout le temps avec Giovanni, Karim et Leïla et ce sont des gens avec qui je m’entends très bien. Au final ça ne donnait pas l’impression d’être dans une ambiance de travail. On était à la cool alors qu’on faisait un film assez dur. Physique certes mais y a des moments où je n’avais pas l’impression de bosser.

Giovanni : C’est vrai qu’on a passé plus de 2 semaines dans cette ancienne caserne. On dormait et tournait là-bas. Toute l’équipe dormait dans des dortoirs. Donc c’était quand même une expérience. On était vraiment comme à l’armée lorsqu’on tournait dans la caserne.

Merci beaucoup pour cet entretien et le temps que vous m’avez accordé.

Propos recueillis dans les locaux de Capricci le jeudi 16 septembre 2021.
Remerciements à Molka MHÉNI et à MENSCH Agency pour la possibilité de cet entretient.

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