Norte, la fin de l’histoire : Le non-retour du fils prodigue.

Quel autre cinéma, quel autre cinéaste peut se targuer d’une Œuvre aussi envoûtante, aussi rémanente et aussi engagée que celle du réalisateur philippin Lav Diaz ? Auteur prolifique de plus d’une trentaine de (très) longs métrages durant en moyenne six à sept heures et tenant lieu dans des Philippines sublimées le plus souvent par un Noir et Blanc tour à tour lumineux (les longues plages contemplatives du fascinant Melancholia en sont un bel exemple) et ténébreux (la fameuse nuit d’encre s’étant abattue sur la société totalitaire du superbe Halte) Lav Diaz est – au même titre que son contemporain et brillant Mendoza – l’un des chefs de file du cinéma du sud-est asiatique : délibérément impliqué dans les questionnements politiques de son pays, réfutant toute forme de compromis artistique, esthétique et narratif, le réalisateur construit, d’un film au suivant, une Œuvre monstrueuse à la portée quasiment kilométrique, unique et plastiquement sidérante ; longs plans-séquences aux logiques centripètes, absence de manipulations narratives en forme de montage effectué dans les règles de l’Art tarkovskien (la durée considérable d’un film de Lav Diaz, quel qu’il soit, constitue un authentique moment de temps scellé…), épure des dialogues et des situations… Le cinéma de Lav Diaz peut-être vu et même compris comme un seul et unique film divisible en plusieurs, de longues et durables scènes de vie montrant le peuple philippin dans toute sa précarité sociale, ses doutes et ses questionnements intimes et groupaux ou plus récemment encore sa crainte du régime dictatorial instauré par Rodrigo Duterte, président de la République depuis désormais cinq années de totalitarisme mâtiné d’obscurantisme néo-libéral…

C’est à l’occasion de la programmation hebdomadaire du Club Shellac que les cinéphiles qui nous lisent pourront – depuis le vendredi 3 septembre et ce pour une durée de quatre semaines consécutives – redécouvrir ce qui demeure certainement l’un des films du cinéaste les plus réputés, et sans doutes l’un des plus visibles et des plus abordables de son inénarrable filmographie : le fabuleux, passionnant et terrifiant Norte, la fin de l’histoire, film long d’à peine un peu plus de quatre heures également disponible en DVD chez le même distributeur, fable sociétale sortie en salles en 2013 narrant la naissance du fascisme dans la région littorale des Ilocos au travers de deux destinées humaines : d’une part celle du jeune étudiant Fabian, intelligence née promise à une brillante carrière d’avocat à l’orée du métrage, d’autre part celle du pauvre Joaquin, monstre de gentillesse amené à essuyer le crime du premier à renfort de châtiment carcéral dans les prisons excentrées du pays.

D’emblée Lav Diaz crée un montage parallèle entre les deux figures de ce conte socio-politique tout droit inspiré de Fiodor Dostoïevski (l’auteur russe ne manquera d’ailleurs pas d’être remercié par le réalisateur au sortir du générique de fin). Et pour preuve : Fabian et Joaquin ne se rencontreront pour ainsi dire jamais réellement durant tout le récit de Norte, ou du moins pas directement… Néanmoins un troisième personnage semble les réunir par procuration : celui de Magda la prêteuse sur gage, avançant matériellement de quoi survivre à la famille de Joaquin (mari et père de deux enfants) et créancière puis victime du meurtre de Fabian, pendant contemporain de Raskolnikov (antihéros de Crime et Châtiment de Dostoïevski, ndlr)… Toute la sève du classique de la littérature russe est digérée, distillée par Lav Diaz, le cinéaste en reprenant tous les principaux motifs pour mieux les marier au contexte socio-politique de son époque : un étudiant fauché et vaniteux ployant sous le vide de l’existence puis amené à commettre l’irréparable, une logeuse et/ou usurière assassinée dans un geste apparemment gratuit, une quête de rédemption du criminel mêlée de paranoïa et de violence introspective mise en relief par le personnage antithétique de Joaquin, bon sous tous rapports, préférant tendre l’autre joue que d’effleurer la moindre mouche…

Davantage lent que long Norte, la fin de l’histoire prend donc comme point de départ de son récit une discussion à priori anodine entre Fabian et ses camarades de classe, un brassage d’idées et d’idéaux mis à mal par la prétention du jeune Fabian, figure populaire de la promotion incapable d’échapper aux dangers du nihilisme et ses impasses intellectuelles. Éventuel idéaliste qui aurait, pourrait du moins déraper le jeune étudiant sidère de suite par sa tranquille véhémence, son apparente placidité couvant en réalité de sérieux tourments intérieurs (Raskolnikov est déjà là, prégnant, dès cette séquence d’ouverture filmée sous le signe de la quotidienneté). Cette quête de l’absolu, cette recherche de l’impossible par Fabian inhérente à ses convictions résolument stériles ne sont rien de moins que le revers d’un fascisme tacite, cryptique qui gagnera peu à peu le personnage durant les quatre heures suivantes : en tuant l’usurière dans l’intimité de son appartement il basculera définitivement de l’autre côté de l’échiquier moral, sombrant peu à peu dans la folie au point de disparaître durant près d’une heure de film…

Quant au misérable et infiniment bienveillant Joaquin (le seul acte d’avoir frappé de désespoir la vénale et intransigeante Magda se voit littéralement excusé par le spectateur à la vue de son extrême bonté par la suite, qu’elle se manifeste à l’égard de sa femme, de ses enfants et même de ses codétenus tour à tour sympathiques et tyranniques…) il n’est pas sans rappeler la dimension quasiment angélique de l’idiot dostoïevskien : innocent jusqu’à la pureté, uniquement coupable d’avoir été là au mauvais moment, il brille par sa virginité morale, capable de souffrir les coups des prisonniers de son environnement indésiré, mais finalement accepté par sa petite – mais miraculeuse – personne.

Au crépuscule du lent mais superbe métrage de Lav Diaz, le cinéphile intègre cette succession de situations mettant en scène l’ange en acte et le démon en puissance, suggérant avec une subtilité exempte de démonstration lourdaude les méfaits d’un idéalisme contrarié, opposant l’obsession malfaisante d’un esprit trop intelligent pour être bon à la simplicité d’un laissé-pour-compte trop évidente pour être fausse. Notons que ce film fut – à la différence de la quasi totalité des autres oeuvres du cinéaste – tourné en couleurs, ce choix esthétique permettant davantage de réalisme et de prosaïsme à cet univers mêlé de fantasmes et de passages à l’acte encore et toujours hérités du regretté Fiodor. Un chef d’oeuvre.

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