Les Chiens : Cynophilie à part…

Auteur méconnu, artisan d’honnête constitution et cinéaste atypique, Alain Jessua réalisa à peine une dizaine de longs métrages sur un peu plus de trente années de carrière. Responsable entre autres choses du redoutable Armaguedon et du très bon Paradis pour Tous, il se fraya un beau chemin de Septième Art à la croisée des genres et des influences (on pense beaucoup au cinéma de Sidney Lumet au regard de Armaguedon, notamment à l’excellent Network ; ceux d’Alfred Hitchcock et de Claude Chabrol viennent à l’esprit lors du visionnage du très sous-estimé En toute Innocence tourné à la fin des années 80…) tout en portant l’estampille d’une certaine franchouillardise entièrement assumée. Tourné entre deux époques, au crépuscule du septennat giscardien et à l’aune des constructions suburbaines franciliennes, Les Chiens demeure tout à fait symptomatique du style Jessua : à la fois racée et incasable, typiquement française tout en se permettant une belle et inattendue incursion vers la fable d’anticipation, cette œuvre charnière est aujourd’hui à nouveau visible et disponible en combo DVD et Blu-Ray chez Make My Day ! sous le numéro 36 de la collection dirigée par l’émérite Jean-Baptiste Thoret. Retour sur un film pour le moins insolite et ambitieux tenant de la réussite cinématographique affranchie de toute catégorisation réductrice, film auscultant tout un pan d’une époque aujourd’hui révolue mais dont l’énergie hybride, quasiment chimérique mélangeant humanité et barbarie trouve encore actuellement une résonance pratiquement implacable et saisissante.

Nous sommes dans les sphères excentrées des banlieues seine-et-marnaises, quelque part entre 1978 et 1979. Bétons et sous-bois semblent aller de concert dans ce décor à ciel ouvert aux aspérités nues, irréelles, surnaturelles, aux confins du fantastique. Dans la cité-dortoir peuplée d’immeubles grisâtres, blêmes, dévitalisés presque, surgit Henri Ferret (Victor Lanoux, énorme en éternel français moyen fraîchement re-découvert dans le Dupont Lajoie de Yves Boisset quelques années plus tôt…), médecin généraliste rapidement mis au parfum des grands maux du périmètre. Peur de l’inconnu, peur du vandalisme, peur du Noir : l’heure est au grand retour du sécuritaire et du repli sur soi, et les autochtones ont jeté leur dévolu sur leurs amis canins, plus protecteurs et féroces que jamais. Voués à violenter et surtout mordre la racaille de tout poil, les chiens titulaires sont responsables de bon nombre de blessures des ressortissants du quartier… En brave toubib, Ferret finira rapidement par prendre ses marques et par faire connaissance avec la population ambiante, rencontrant notamment sur son chemin un Maire contestataire (Gérard Séty), une jeune femme persécutée par un mystérieux agresseur (Nicole Calfan) ou encore un éleveur de chiens puissant, trouble et fascinant faisant de la violence urbaine son fond de commerce (Gérard Depardieu, dans le fleur de l’âge et au sommet de son talent).

Savamment hybride et thématiquement passionnant, le film de Jessua commence un peu comme un film d’Alain Corneau, les premières images n’étant pas sans rappeler celles du générique d’ouverture du confidentiel France Société Anonyme (premier long métrage du réalisateur de Série Noire, tourné en 1974, ndlr) : photographie terne dévoilant des extérieurs en mutation, entre machines de chantier, zones industrielles et commerciales aux allures brutalistes… Nous sommes bien sous le signe de l’Hexagone, et la deuxième génération d’immigrés a déjà pris quelques galons sur l’échelle de la terreur citadine. Entre racisme, violence, agressions sexuelles et comportements réactionnaires, Henri Ferret fait l’effet d’un outsider prenant peu à peu la température d’un microcosme au climat proprement délétère, climat duquel le charismatique et très ambigu Morel (Depardieu, plus physique et animal que jamais…) tire des avantages politiques et sociétaux pour le moins conséquents… Si Les Chiens est un film semblant bien difficile à raconter et/ou à résumer, il parvient dans le même temps à tenir une cohésion d’ensemble proche de la très haute réussite… Alain Jessua tente énormément de choses sur le plan fondamental (thématiques fortes et totalement dans l’air du temps ; récit co-écrit par André Ruellan alias Kurt Steiner, romancier prolifique des collections Angoisse et Anticipation des Editions Fleuve Noir, ndlr) et stylistique (abstraction des décors, maîtrise des séquences nocturnes tournées avec la même fluidité que les scènes diurnes, sens de l’ellipse joliment acquis par le cinéaste) sans jamais nous perdre sur la longueur, et ce malgré la densité de sa mise en scène et celle de son propos… En outre le dressage de nos amis canins, couvrant une bonne partie des plans dudit métrage, s’avère d’une efficacité et d’une brillance aisément remarquables, faisant littéralement corps avec la figure ambivalente de Morel (n’est-il qu’un cynique ? un gourou manipulant ses disciples ? un zoophile averti flirtant avec la sexualité des bêtes dont il est ici question ?..) tout en scandant le rythme de cet étonnant thriller urbain mâtiné de polar et de science-fiction.

Fort d’un casting prestigieux et significatif (Lanoux est incroyable de modestie et de neutralité, tout comme Gérard Depardieu semble foncièrement amoureux de sa chienne, habité par son personnage…) et d’un style serti d’audaces pour le moins surprenantes, Les Chiens fait figure d’OVNI cinématographique tolérant admirablement les relectures, sorte de morceau de Septième Art de derrière les fagots à réhabiliter d’urgence. Ni plus ni moins qu’une très belle surprise du grand et regretté Alain Jessua, vision onirique des périphéries parisiennes au coeur desquelles la violence amène à la violence, préfigurant peut-être les réflexions anthropologiques très présentes dans le chef d’oeuvre White Dog de Samuel Fuller, qui sortira sur les écrans quelques années plus tard. A voir absolument.

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