The Last Hillbilly : Rencontre avec Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe, réalisateurs du documentaire.

C’est dans un cadre blanc crème parfumé aux doux parfums Chanel, dans la suite consacrée à la marque de l’hôtel Normandy de Deauville, où nous avons rendez-vous avec Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe pour discuter de The Last Hillbilly, en salles le 9 juin 2021.
Pendant une séance de maquillage en vue de la présentation du film pour la 46e édition du Festival du Cinéma Américain de Deauville, nous avons eu le plaisir de rencontrer les deux réalisateurs pour revenir sur la production d’un documentaire à la poésie inattendue entre perte de repères et évasion métaphorique sur l’avenir d’une communauté recluse au fin fond des Appalaches du Kentucky.

Quel est le point de départ dans votre volonté de réaliser ce documentaire ?

Diane Sara Bouzgarrou : Tout a débuté avec la rencontre forte de Brian, le protagoniste du film. Nous sommes partis trois mois, avec Thomas, aux États-Unis simplement pour le plaisir. Nous sommes passionnés par le territoire américain et nous avions envie de faire un film ensemble. Nous avons eu l’idée d’explorer un endroit inconnu, pas du tout cartographié sur les guides touristiques, ce qui nous a amenés au Kentucky. Par miracle, Brian est venu nous parler un soir dans un Diner, car il nous entendu parler français. Un lien amical s’est rapidement tissé avec cet homme charismatique avec un potentiel fort de cinéma. Puis nous avons découvert son œuvre littéraire, ce qui a renforcé notre intérêt pour cet homme.

Thomas Jenkoe : Quand on le rencontre par hasard, ça l’intrigue de savoir comment on a pu atterrir dans ce coin précis des États-Unis après 10 000 kilomètres de voyage. On lui a donc expliqué notre but, de rechercher un endroit inconnu du grand public et des touristes pour nourrir notre film documentaire. Il nous a emmenés le lendemain matin chez lui, un peu plus à l’Est du Kentucky, un endroit encore sauvage, dont même les Américains ne voient pas. C’est un endroit spécial, particulier, il y a des choses que l’on ne voit pas ailleurs qui montrent une autre facette de l’Amérique. Et en plus, nous avons une personne prête à nous ouvrir les portes, ce qui est rare, le film est né donc de cela. 

Le film est donc né au hasard d’une rencontre ?

TJ : Il est né d’un hasard, mais comme Diane le dit, nous voulions faire un film sur les États-Unis, sur des endroits inconnus ou peu montrés avec le souhait d’explorer leurs complexités. Nous ne voulions pas faire de la « Porn Poverty », simplement filmer des pauvres, des ruines pour la beauté des choses, mais de rendre le rapport complexe des gens de cette région envers leur territoire.

DSB : je ne crois pas tant cela au hasard, même si cette rencontre relève du miracle. Rétrospectivement, c’est logique que nous nous soyons trouvés.

On ressent dès les premières images cette notion de recherche, de quête, d’ode à la nature. Il y a de la poésie pure qui se mêle à la notion de la mort avec les images du cerf ou même du veau noyé, comment l’avez-vous capté et monté au cœur du film ?

TJ : On a vite eu l’idée de structurer le film en trois chapitres. Nous nous sommes dit qu’il y aurait un basculement, Brian est le protagoniste des deux premières parties, puis il s’efface progressivement dans la troisième partie pour devenir comme un fantôme hantant la région. Ce sont les enfants qui prennent le relais. Nous avions décidé de faire des allers-retours entre l’intériorité et l’extériorité de Brian, à savoir les gens qu’il rencontre, qui l’entourent, avec qui il interagit pour montrer comment fonctionnent son univers et la région. Cela s’est joué ensuite au montage, notamment la première partie avec un montage associatif qui est plus symbolique que narratif. Plus le film avance, plus le fil devient clair et raconte une histoire.

DSB : Il y a une ligne rouge qu’est la mort qui frappe brutalement et fatalement qui tue le règne animal dans le monde des humains. C’est une nouvelle volonté d’ouvrir le film avec ce prologue qui est presque comme l’ouverture d’un roman. Ce n’est pas quelque chose d’habituel dans les documentaires, on l’inscrit dans une trajectoire un peu métaphorique.
Entre 2013 et 2019, on a ressenti la dégradation de l’Amérique et du monde en général. Pas de l’Amérique seulement, on a souhaité entremêlé le drame intime de Brian envers son frère, de voir son coin être abîmé et potentiellement voué à disparaître. On a souhaité avoir une empreinte assez sombre sur le film. On a capté que Brian pressentait une catastrophe, une apocalypse à venir. On ne pouvait pas passer à côté de l’élection de Donald Trump en 2016, donc on a choisi d’ancrer le film dans un univers où la mort frappe sans prévenir. 

TJ : C’est un film sur la mort au travail dans une région où une certaine catégorie de personnes peine à se réinventer.

Vous accentuez cela avec les images filmées au portable par Brian en ouverture du film et ensuite par un format 1.33. Mais surtout cette ambiance anxiogène et cette musique relevant de la pure épouvante.

TJ : À titre personnel, j’adore les films de genre. Ce n’est pas ce que nous voulions faire tous les deux à ce point. Mais ce qui est sûr, au niveau de la musique composée par Jay Gambit et Tanya Byrne, on avait l’idée de cette musique lancinante qui revenait comme une plaie béante où l’on veut mettre toujours le doigt.
Elle a été enregistrée avec des éléments de la musique appalachienne qui sont travaillés jusqu’à la rendre méconnaissable. La musique est ralentie avec beaucoup de motifs de répétition qui accentuent les émotions de Brian tout en jouant un moteur narratif. La musique n’est pas là pour habiller le film, mais présente pour être un moteur narratif, notamment dans la deuxième partie du film, où tout vient s’agglomérer autour pour faire avancer l’histoire du film.

DSB : On a travaillé avec les compositeurs à une étape assez embryonnaire du film. Ils ont compris ce que nous disions et ce que nous recherchions pour le film. Du coup, la musique a une place assez forte dans la façon dont nous avons voulu travailler au montage. C’est une musique qui dit beaucoup de choses dont on n’a pas choisi de dire dans le verbal. Il y a une sorte de menace, soit une sorte de mélancolie, soit une sorte de tragédie qui arrive par la musique et qui raconte beaucoup plus de ce que l’on pourrait dire de façon informative. On a travaillé The Last Hillbilly comme un film de cinéma et non comme un documentaire, ce qui nous a permis de décoller du réel. Il y a comme un pas de côté. Le réel n’est pas seulement ce que l’on voit ou entend, ce qui est censé être spontané. Le monde intérieur de quelqu’un, son passé, son futur, ses fantasmes sont tout aussi le réel de ce que l’on peut voir/croire être le réel documentaire. C’est un point important pour Thomas et moi, c’est là où l’on se place envers notre pratique du cinéma. 

TJ : Comme dit Diane, le réel que l’on voit, c’est le réel vu à travers les yeux et la conscience de Brian et les nôtres aussi. Il y a une partie factuelle, puis une partie issue de ses fantasmes à lui. Il est dans des fantasmes d’apocalypse, Brian donne aussi ses teintes à la narration. On se disait pendant le montage que la tonalité du film répondait au romantisme sombre. 

Vous avez abordé le thème politique du film qui est fortement ancré dans le film. Comment justement la politique s’est nichée au cœur de The Last Hillbilly ?

TJ : Quand on a commencé le film, Barack Obama était toujours en poste. Ce magma de colère et d’amertume connu aujourd’hui était sans doute déjà présent, mais personne n’en parlait vraiment. Puis quand nous sommes revenus juste après l’élection de Trump, on a senti un véritable changement. Les paroles étaient libérées, plus assumées, pas par tout le monde, car dans le coin, par exemple Brian est anarchiste, il ne vote pas, certains membres de sa famille ont voté Trump, d’autres ont voté démocrate. C’est très changeant, mais on a senti le contexte changé, car avec l’élection de Trump, ils se sont retrouvés au centre de la carte. Avant, ils étaient un peu oubliés, le Kentucky est ce que l’on appelle un « FlyOver State », ce qui signifie que l’on traverse l’état, mais on ne s’y arrête pas. Mais pour le coup, le regard de l’Amérique s’est porté sur eux le temps d’une élection et ils sont devenus importants. C’est ça qui a beaucoup changé les choses et contribué à noircir le propos du film. 

DSB : The Last Hillbilly est un film qui se déroule sur plusieurs années. Les enfants grandissent et on ne le ressent pas forcément, car ce n’est pas inscrit sur un carton. Le film est une fresque qui s’étale sur des années et la situation se gangrène. Du coup, le contexte est évoqué, mais nous voulions que le film ne soit pas trop daté. On souhaitait raconter une histoire éternelle qui dépasse cette petite histoire, ce qu’ils vivent et ce qui se passe aux États-Unis, notamment dans cette région isolée. Leurs maux traversent les frontières, car on retrouve les mêmes failles un peu partout, le même réflexe de replis, d’amertume, de sentiments de confusion.
On en rigolait sur place, mais Brian a cette capacité de voir les choses en profondeur et à le dire dans une langue superbe, simple et juste. Mais ce sont surtout des échos au cœur d’une caisse de résonance plutôt qu’une volonté propre à nous de nourrir le film avec le contexte politique en vigueur.

Les « Hillbillies » sont à rapprocher de l’image des « Rednecks », vous aviez conscience de leurs images dans la culture américaine ?

TJ : On avait totalement conscience de l’image de nos personnages, que le terme est une insulte envers les habitants des Appalaches par le reste des Américains. Jamais on ne se serait permis de les appeler de la sorte, mais on a remarqué assez rapidement qu’eux-mêmes s’appelaient entre eux « Hillbilly » et toujours avec cette dose d’ironie, conscient que les gens se moquent d’eux, que c’est une insulte. Mais Brian et les autres essayent de s’emparer de ce stéréotype pour revendiquer leur identité. Ils essayent d’en tirer une fierté en assumant le stéréotype et en le dépassant, car le terme ne désigne pas seulement un inculte, mais surtout une personne indépendante de la société. L’état est peu présent dans cette partie de l’Amérique. Donc le terme « Hillbilly » signifie leur indépendance dans le fin fonds de leurs collines envers cet état absent. 

Il y a un point qui interpelle pendant tout le film : Où sont les femmes ?

DSB : On les a filmées sans aucune volonté de les exclure. Mais on a choisi de s’intéresser aux personnages qui portaient le mieux le film. Et c’était ceux qui étaient dans le sillon de Brian, qui se trouve être des hommes principalement, même s’il y a sa sœur et sa mère au début, il y a également les petites filles. Ce n’était pas une volonté d’exclure les femmes au début, mais de privilégier la force des scènes.
On avait une super scène avec la sœur de Brian, mais c’était une interview. Et on a choisi de ne pas inclure les interviews dans le film pour ne pas exclure la narration. Ç’a été une réflexion plus large sur la forme à donner au film, c’est un choix assumé.

Il y a une séquence dramatique dans la troisième partie du film mettant en scène la fille de Brian et sa cousine où vous captez leurs désarrois envers leur avenir impossible…

DSB : Faire un documentaire, c’est se demander un moment qui veut le faire et qui souhaite s’ériger en personnage. Les enfants étaient friands du procédé, de faire partie du film. C’était bouleversant à faire cette scène, car on a compris qu’elles savaient que l’avenir était bouché dans cette région. Cette séquence est à la fois drôle et cruelle, car elles savent que les options face à elles sont peu nombreuses. C’est drôle et tragique à la fois parce qu’elles en ont déjà conscience à leurs âges, ce qui n’est pas le cas pour les autres enfants de leurs âges ailleurs. Elles sont marquées au fer rouge, car partir sera tout aussi compliqué à cause de leur accent prononcé et le fardeau de la représentation de cette région. Elles n’ont même pas de rêves, leur avenir est limité. Mais c’est le côté solaire du film, elles ont la capacité à s’inventer des mondes au sein d’un monde où il n’y a plus grand-chose qui les sauve. Malgré tout, les enfants sont plus forts que la situation, et c’est pour cela que l’on décide de finir avec eux parce qu’ils continuent à se débrouiller, à s’amuser dans un univers peu ludique. 

Vous êtes restés combien de temps avec eux ? Comment s’est opéré le travail avec Brian et sa communauté ?

DSB : En tout, nous sommes restés 6 mois éparpillés sur 4 ans. Nous y sommes allés par bout de mois et de semaines éparpillés. On voit dans le film les enfants grandir, on a vraiment vécu avec eux, on faisait partie de la famille.
Avec Brian, on a eu un lien particulier, car on échangeait par téléphone et internet. On a eu des échanges sur sa poésie. On a découvert ses poèmes, notamment celui dans le premier acte autour du veau mort, et on est tombés totalement amoureux de ses textes. Ses prêches sur l’Amérique sont venus de nos discussions. Il les avait préparés pour notre retour aux États-Unis la seconde fois et il les avait enregistrés lui-même.

TJ : On lui avait laissé un enregistreur numérique qu’il avait tout le temps avec lui. On l’incitait à s’en servir pour capter ses sentiments et ses écrits, comme des traces spontanées de son état de conscience qu’on ne pouvait pas encadrer par le processus du film. Cela nous semblait donc important qu’il les capte lui-même. 

DSB : On a été parfois décisionnaire, parfois c’est lui qui nous offert un texte pour le film et parfois c’était des textes pré-existants. Par exemple, le texte sur la mort des cerfs, c’est une demande de notre part parce qu’on avait envie d’ouvrir ce film sur cette métaphore qui correspondait à une épidémie ayant eu lieu pendant notre absence en 2016. Nos vies ont été entremêlées pendant toutes ses années et on a passé un temps très long, je pense que c’est pour cela que l’on a pu filmer tout cela de si près. On a eu une intimité incroyable avec Brian, avec tout le clan et tous les enfants.

Interview enregistrée le dimanche 6 septembre 2020 à Deauville par Mathieu Le berre.
Remerciements à Claire Viroulaud pour cette rencontre, à Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe pour leurs disponibilités, et à Alexandre Coudray pour son soutien.

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