De Sang-Froid : La banalité du mal

Toujours décidé à offrir à de grands films des éditions de prestige permettant de les mettre en valeur comme il faut, Wild Side a fait une fois de plus un travail remarquable et frappe fort en proposant, depuis le 28 avril dernier, et dans une édition Mediabook Collector incluant Blu-ray, DVD et livret, De Sang-Froid, le chef-d’œuvre de Richard Brooks, cinéaste que l’on ne cite jamais assez et que l’on devrait reconnaître comme un grand une bonne fois pour toutes. Wild Side, qui avait d’ailleurs déjà édité Lord Jim et Elmer Gantry le charlatan ne s’y est pas trompé et l’on espère que l’éditeur continuera son travail autour de ce réalisateur dont il reste de sacrés films à découvrir.

Au moment où il réalise ce film, Richard Brooks n’en est pas à sa première adaptation littéraire audacieuse et risquée. Réalisateur et scénariste de talent, au tempérament bien trempé, n’ayant pas peur de taper du poing sur la table pour imposer ses décisions artistiques, Brooks a déjà adapté Dostoïevski (Les frères Karamazov), Joseph Conrad (Lord Jim), Tennessee Williams (La chatte sur un toit brûlant, Doux oiseau de jeunesse) et Sinclair Lewis (Elmer Gantry le charlatan) quand il s’attaque au best-seller de Truman Capote qui a fait fureur dès sa sortie en 1965. En s’intéressant à un banal et tragique fait divers et en le relatant avec minutie, se centrant aussi bien sur les deux criminels que sur les personnages gravitant autour de l’enquête, Truman Capote a signé un chef-d’œuvre du genre dont la lecture demeure encore aujourd’hui fascinante.

Inévitablement, le roman de Capote intéresse les producteurs. Otto Preminger voulut d’ailleurs le réaliser mais c’est Richard Brooks, qui avait eu accès à des extraits du roman avant sa publication qui met la main sur les droits. Refusant d’engager des stars (le studio voulait Paul Newman et Steve McQueen pour jouer Perry Smith et Dick Hickcock, les deux criminels) et tenant absolument au noir et blanc tout en insistant pour tourner le plus possible sur les lieux mêmes fréquentés par les criminels (quitte à pousser la minutie jusqu’à tourner dans la maison où la famille Clutter a été assassinée), Richard Brooks impose sa vision, précise, dès le début. Et à voir le résultat final, on ne peut que féliciter le cinéaste d’avoir eu autant de bon sens, De Sang-Froid s’avérant être une adaptation idéale, voire parfaite qui ne souffre d’aucun défaut, chaque choix de Brooks s’avérant être pertinent, le réalisateur trouvant la bonne distance pour filmer son sujet.

Dès le début, De Sang-Froid baigne dans une atmosphère sombre et désabusée. La photographie de Conrad Hall est absolument splendide : rarement un film n’a semblé aussi noir. Généralement le cinéma fuit l’obscurité : De Sang-Froid l’embrasse totalement, elle est si dense qu’on pourrait presque la toucher et s’y perdre. Chaque source de lumière est pensée avec intelligence, créant à chaque séquence des plans de toute beauté : de la première apparition de Perry à la faveur d’une cigarette allumée jusqu’à son dernier dialogue avant sa pendaison où le reflet de la pluie sur son visage donne l’impression qu’il pleure, De Sang-Froid a une esthétique à tomber par terre. Mais Brooks n’est pas un esthète, il ne crée pas des beaux plans pour le simple plaisir visuel, ce noir et blanc incroyablement dense ne sert qu’à refléter l’univers du film, morne et sans espoir. C’est un monde où l’on tue une famille pour une quarantaine de dollars et un poste radio, un monde dénué d’empathie qui condamne les criminels sans chercher à les comprendre et qui les envoie à la pendaison sans se pencher sur les problèmes gangrénant la société.

Si Perry Smith et Dick Hickock (formidablement incarnés par Robert Blake et Scott Wilson, l’ironie du sort voulant que Blake fut accusé du meurtre de sa femme bien des années plus tard) ont tué, les deux hommes ne sont pas mauvais pour autant. Chez Capote comme chez Brooks, le mal n’a pas de visage précis, il est d’une banalité terrifiante. Perry traîne une enfance malheureuse et un rêve de devenir chanteur qui n’arrivera jamais. Les jambes mutilées par un accident de moto, il souffre en permanence et affiche une personnalité à fleur de peau. Dick ne cesse de jouer les beaux-parleurs pour masquer un manque de confiance en lui évident. Séparément, les deux hommes n’auraient jamais commis l’innommable chez la famille Clutter. Ensemble, ils forment une personnalité dangereuse et instable même s’ils ont plus l’air de voyous complètement perdus dans une vie qui ne leur a jamais souri plutôt que de criminels endurcis. Brooks nous fait suivre leur trajectoire de façon neutre, nous faisant partager les peines de ses personnages tout en n’omettant rien de leurs actes. La scène du meurtre, arrivant tard dans le récit sous forme de flash-back, est d’ailleurs un modèle absolu de mise en scène : pas de voyeurisme, pas de complaisance mais une reconstitution glaçante, sobre, au montage redoutable.

C’est cette façon brillante de ne jamais diaboliser comme de ne jamais verser dans le social pour expliquer les raisons d’agir de Perry et de Dick qui font du film un chef-d’œuvre. Brooks s’en tient aux faits, il ne juge pas et il ne condamne pas sauf une seule chose : la peine de mort à laquelle il ne trouve aucune utilité sinon de perpétuer la mise à mort comme quelque chose de normal qui ne changera rien à grand-chose et surtout pas à dissuader les criminels d’agir. Mais Brooks se garde bien d’attendre la fin pour apporter son point de vue : tout le film est sinon la reconstitution fidèle et glaçante d’un triste et sordide fait divers comme il en existe tant. Si l’on creusait derrière de nombreuses histoires criminelles comme celle-ci, nul doute qu’on trouverait des Perry Smith et des Dick Hickcock à la pelle, des voyous et des criminels certes mais des êtres humains avant tout, avec un passé, des espoirs déçus et des rêves. Et le fait que quiconque puisse être un Perry Smith ou un Dick Hickock dans ce monde achève de rendre le film indispensable, d’une beauté glaçante autopsiant l’être humain dans toutes ses contradictions.

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