Asphalte : beau(x) dommage(s)…

24 mars 2021 : sortie officielle du DVD et Blu-Ray numéro 33 de la collection Make My Day ! présentée par le passionnant et passionné Jean-Baptiste Thoret, historien et critique de cinéma exhumant de l’oubli – à raison d’une fois par mois depuis maintenant plus de deux ans et demi – des titres de films injustement méconnus, rares voire pratiquement invisibles sur un support décent depuis leur sortie en salles. Quelle plus belle occasion pour nous de découvrir ou de redécouvrir le premier long métrage du confidentiel Denis Amar, ancien assistant-réalisateur puis auteur de plusieurs réclames publicitaires dans le courant des années 70 aujourd’hui principalement connu pour ses réalisations de séries et films télévisuels tels que Boeufs-Carottes ou Commissaire Moulin : l’insolite, noir et grinçant Asphalte, morceau de cinéma totalement inclassable et comme perdu entre deux époques, film à la croisée des genres et des influences se revendiquant aussi bien des classiques à l’américaine que du cinéma anti-narratif de Jean-Luc Godard. Nous revenons donc, le temps d’un article, sur cette pépite de style et de réalisation proprement fascinante, étrange road-movie aux résonances fantastiques et/ou surréelles.

De Denis Amar nous connaissions surtout L’Addition (son second long métrage de cinéma sorti en salles en 1984, drame carcéral librement inspiré du scénario de Midnight Express écrit par Oliver Stone quelques années plus tôt) film prenant comme têtes d’affiche Richard Berry et Richard Bohringer pour une confrontation mêlée de violences et d’humiliations nimbées de toute la désinvolture constituant le sel du cinéma français contemporain. Le film, efficace et rythmé, nous avait plutôt cueilli par cette touche frenchy passablement décomplexée et néanmoins audacieuse pour l’époque, l’ambition du réalisateur ayant été visiblement de se mesurer au chef d’oeuvre de Alan Parker… Sans en atteindre la moitié de la puissance émotionnelle et dramatique ! En ce sens Asphalte nous amène à réévaluer le potentiel de Denis Amar, largement sous-estimé au regard de ce qu’il tourna et produisit par la suite : d’emblée ce premier film (tourné en 1981) témoigne d’un savoir-faire technique hors-norme doublé de formidables prises de risque et triplé d’une atmosphère proprement racée, fascinante, comme aux confins de l’hypnose. Objet filmique non-identifié, à l’humeur aride, rude et quasi extra-terrestre Asphalte narre – sous la forme du film-choral – 24 heures des vicissitudes autoroutières tenant lieu aux quatre coins de l’Hexagone durant la journée paroxystique du 31 juillet : départs en vacances, retours vers la capitale, étapes menées entre stations-essence, motels et restaurants, accidents… Denis Amar présente une fricassée de personnages pour le moins pittoresques et fièrement franchouillards, allant du beauf en menant large (Jean-Pierre Marielle, dans un rôle taillé sur mesure) au chauffeur parisien discrètement meurtri (Jean Yanne, dont la présence rappelle son emploi du figure antipathique qu’il campait dans Week-End de Godard) en passant par la jeune femme aux agissements troubles et inexplicables (Carole Laure, comédienne canadienne alors au sommet de sa gloire…).

Clairement prodigue en matière de propositions en tous genres (casting savoureux, photographie bigarrée de Robert Fraisse, thème musical de Laurent Petitgirard dont l’utilisation n’est pas sans évoquer le leitmotiv du Mépris de Godard composé par Georges Delerue deux décennies auparavant, science du découpage impeccable, postulat scénaristique proche de l’abstraction mais toutefois digne d’une véritable homogénéité…) ce premier film n’est rien de moins qu’un remarquable essai en forme de coup de maître, dont la noirceur sous-jacente suggérée par les carambolages scandant régulièrement le métrage se voit contrebalancée par un ton mordant, caustique, savamment ironique. Ainsi le personnage pince-sans-rire du chirurgien campé par Georges Wilson (superbe) témoigne de cette humour noir faisant souvent sourire jaune, éventuel contempteur des accidents à répétition menés sur les autoroutes solaires, sidérales, du territoire français. Denis Amar filme son/ses sujet(s) au cordeau, ne laissant rien au hasard, sublimant chaque détail du plan, cadrant avec efficience et précision ses nombreuses figures passagères, figures comme en quête d’amour, de confort ou simplement de tranquillité… On retrouve entre autres choses des gueules aussi diverses et variées que celles de l’irrésistiblement énervant Étienne Chicot, du tout jeunot Christophe Bourseiller, de la distinguée Danièle Lebrun, du débutant Richard Anconina et même du second couteau Jacques Chailleux, ad hoc en ambulancier de fin de course et de métrage…

Inénarrable, inclassable et saisissant de par sa modernité et son style bien à lui (les scènes d’accidents, filmées et montées en slow motion, renvoient directement aux séquences esthétisées, presque opératiques des westerns de Sam Peckinpah tout en portant l’identité frenchy du réalisateur) Asphalte est une comédie noire pleine de désenchantement et d’angoisses rabattues. Un film essentiel pour qui aimerait découvrir le talent visuel et cinétique de Denis Amar, auteur et cinéaste à la science du rythme et de la chorégraphie peu discutable. À voir et à revoir chez Make My Day!

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