Bertha Boxcar : Scorsese vs Corman

Quand il s’agit de Martin Scorsese, notre enthousiasme est toujours au maximum. Bertha Boxcar faisait partie des rares films de l’auteur devant lesquels nous n’avions pas encore eu l’occasion de poser les yeux. Il n’en fallait pas moins pour nous jeter sur l’édition blu-ray sortie récemment chez Rimini Éditions. Proposé dans un master d’une très belle qualité, le second long-métrage du maître Scorsese s’est dévoilé à nous dans les meilleures conditions possibles. Quoi de mieux pour rendre justice à un ardent défenseur des salles de cinéma et du support physique que de découvrir ses débuts ainsi ? L’édition proposée par Rimini permettra également d’étendre l’expérience au travers deux bonus (on aurait aimé en savoir plus, mais difficile, probablement, de trouver des éléments d’archives de l’époque), dont surtout une analyse poussée par Alexis Trosset, journaliste cinéma et spécialiste de Martin Scorsese. Bienvenue à l’époque des années 30.

En Arkansas, pendant la Grande Dépression, Bertha Thompson assiste à la mort de son père. Seule, sans travail ni domicile, elle se déplace d’un coin à l’autre en utilisant les wagons de trains de marchandises. Elle fait la connaissance d’un syndicaliste révolté avec lequel elle va former un couple de pilleurs de trains.

Film de commande réalisé sous la production de Roger Corman, Bertha Boxcar permet à Scorsese de remettre les pieds derrière une caméra près de cinq ans après son premier long-métrage, Who’s That Knocking At My Door. Qui dit production Corman, dit budget fauché et calendrier de tournage extrêmement court. Scorsese accepte les conditions et bouclera son projet en moins d’un mois. Les ambitions de Corman étaient de proposer une sorte de suite à son film Bloody Mama, sorti en 1970. Le film racontait les déboires de la célèbre famille de criminels chapeauté par Ma Barker. Corman a laissé libre-court à Scorsese de faire tout ce qu’il voulait, à condition que son film présente de l’action (violente si possible) et du sexe toutes les vingt minutes (un homme de bon goût que ne renierait pas notre cher rédacteur en chef, Alexandre Coudray, sic!). Pour ce faire, le scénario, écrit par Joyce Hooper Corrington et John William Corrington, s’inspire du roman biographique Sisters of the Road de Ben L. Reitman qui revient sur l’histoire de Bertha Thompson, une célèbre pilleuse de trains lors de la Grande Dépression des années 30.

Scorsese, alors jeune réalisateur ayant soif de cinéma, s’empare de cette histoire, répond aux exigences de Corman, et expérimente les premiers gimmicks qui lui seront indissociables dans la suite de sa carrière. Il tourne Bertha Boxcar à l’époque où il est professeur de cinéma à l’université de New York. Dans ses cours, il encourage ses élèves à raconter et mettre en scène leur quotidien, de parler de ce qu’ils connaissent, des milieux dans lesquels ils ont grandit. Tout ce qu’il ne fera pas avec Bertha Boxcar. Ce seront d’ailleurs les mots de son ami, John Cassavetes, qui, lorsque Scorsese lui montrera le montage initial de son film (près de 2h30, contre les 90 minutes que nous connaissons), le ramèneront à la réalité. En effet, ce dernier louera les qualités du film de son ami, mais pointera du doigt le vide contextuel de ce dernier. Il lui sommera, pour son film suivant, d’enfin parler de ce qu’il connaît le mieux. La suite, on la connaît, il s’agira de Mean Streets en 1973, pur concentré de toute la richesse de ce que sera l’entièreté du cinéma de Scorsese. Il aura fallut à Martin Scorsese deux petits essais avant qu’il ne parvienne à cristalliser tout ce qui fera de lui un immense auteur. Avec le recul, est-ce que Bertha Boxcar est si en dehors du cinéma de Scorsese ?

Il y a deux écoles en ce qui concerne l’appréciation de Bertha Boxcar. Celle de ceux qui considèrent que le cinéma de Scorsese débute avec Mean Streets et celle de ceux qui soutiennent que tout était déjà là avec Who’s That Knocking At My Door. Après avoir enfin vu ce qu’était Bertha Boxcar, nous situons notre avis auprès de ceux de la première école. En effet, Bertha Boxcar, bien qu’il recèle d’immenses qualités, est un film désordonné et terriblement brouillon. Entièrement monté par Scorsese (non-crédité au générique pour des raisons syndicales), Bertha Boxcar nous perd dans le temps et l’espace. Entre les jump-cut mal maîtrisés, les ellipses temporelles et les dialogues mal ciselés, il sera très difficile de réussir à rentrer pleinement dans l’histoire. Toutes les obsessions scorsesiennes sont pourtant présentes, de ce point de vue, on ne peut que vous conseiller de voir le film. D’ailleurs, d’une manière générale, on vous conseille de voir le film tout de même. Il y a de belles envolées par moment, des séquences qui tirent le film vers le haut du panier. Notamment le déferlement de violence final qui a ancré le film dans les mémoires et qui, là, transpire le cinéma et les obsessions de son auteur. Le film vaut le coup d’œil rien que pour son final véritablement puissant et qui préfigure ce que fera Scorsese par la suite (entre autres, La Dernière Tentation du Christ et Silence étaient déjà présents ici).

Malheureusement, quelques séquences réussies ne font pas de Boxcar Bertha un film totalement mémorable. On déplorera des dialogues aléatoires, un jeu d’acteur absolument risible et un culte du viol maquillé en histoire d’amour qui ne nous aura pas fait bonne impression. Cinéma masculiniste par excellence, la femme a toujours eu une place délicate chez Scorsese. Anecdotique la plupart du temps, la femme n’intéresse que très peu Martin Scorsese. Bien évidemment, il y aura toujours des exceptions que les détracteurs s’empresseront de défendre (nous les premiers), mais là n’est pas notre but. Bertha Boxcar se joue de son héroïne et n’en fait jamais une immense figure du banditisme comme il le prétend. Bertha est une jeune fille qui perd constamment tout. Elle perd son père, sa virginité de force, son innocence et est convaincue d’être amoureuse. Nous y voyons plutôt une sorte de syndrome de Stockholm plutôt qu’un amour véritable (il faut voir comment David Carradine persuade Bertha de lui faire l’amour la première fois, le #metoo n’est pas très loin). Scorsese semble insatisfait d’avoir à se coltiner les déboires de son héroïne (malgré les thèmes du deuil qu’il lui colle) et semble plus enclin à parler de syndicalisme, de lutte des classes et de crise économique. Malheureusement, à devoir jouer sur tous les tableaux, en plus d’avoir à gérer ses envies de cinéma, Bertha Boxcar ne se pose jamais. On ne sait pas où le film va, on ne comprend pas très bien ce qu’il veut dire, c’est un foutoir complet. Difficile de porter aux nues un film si perfectible. On se congratulera en fin de film où nous assistons à l’éclosion d’un très grand cinéaste. On le répète mais, la fin de Bertha Boxcar est un concentré pur de tout ce que fera Scorsese par la suite : maîtrise du cadre, violence crue et symboles religieux au cœur de la tourmente des personnages, rien n’y est à jeter lors de ces dix dernières minutes.

Bertha Boxcar est un film brouillon, œuvre hybride entre expérimentation de son auteur et le souci d’apporter les souhaits de son producteur. Disponible dans une édition vidéo somptueuse chez Rimini Editions, Bertha Boxcar est tout de même un film à voir pour quiconque amoureux de Martin Scorsese désire comprendre comment sont nées ses ambitions artistiques. Ce qu’il parvient à faire en fin de film sera transcendé l’année suivante dans Mean Streets dans lequel, dès les premières secondes, tout est millimétré, maîtrisé et délivré avec une précision chirurgicale.

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