Michael Haneke : 13 Fragments d’une Chronologie de Cinéma

Homme aucunement enclin aux compromis, auteur-réalisateur d’une Oeuvre à la cohérence implacable, artiste majeur dont les films portent instantanément la signature rêche et précise, Michael Haneke fête, ce mardi 23 mars 2021, ses 79 printemps d’existence. Pas de meilleure occasion pour nous pour re-découvrir une filmographie comptant pas moins de douze longs métrages tous plus ou moins remarquables techniquement et fondamentalement. Du Septième Continent inaugurant sa carrière cinématographique au crépuscule des années 80 au double-choc traumatique constitué par le diptyque Funny Games/Funny Games U.S. en passant par les fantômes historiques de la culpabilité de Caché ou la dimension éminemment tragique et compassionnelle du sublime Amour, le Cinéma de Michael Haneke n’a eu de cesse de conjuguer la froideur du dispositif intrinsèque à chacun de ses films à la contenance permanente de l’émotion humaine et/ou vivante rigoureusement re-présentée via l’image et la bande-sonore. Oeuvre pouvant pratiquement s’appréhender tout d’un bloc, celle du cinéaste autrichien se voit régulièrement attaquée pour son apparente rigidité morale et son absence d’affects… leurre à éluder sans détour pour peu que l’on aimerait comprendre davantage la substance ontologique du Cinéma de l’auteur de Benny’s Video et du Ruban Blanc, Cinéma mêlé de fragmentations purement physiques et d’horreur quotidienne, banalisée ou fatalement déréalisée. Retour sur ses douze longs métrages s’étalant du Septième Continent au sarcastiquement nommé Happy End sorti en fin d’année 2017 ainsi que sur l’étonnant Le Château, film télévisuel tourné dans le courant des années 90 et adapté du roman éponyme de Franz Kafka, unique production TV du réalisateur à être aujourd’hui disponible en DVD en terre hexagonale.

Le Septième Continent ou l’école matérielle de Michael Haneke (1989)

C’est à la toute fin des années 80 que Michael Haneke rejoint officiellement l’industrie du Septième Art. Déjà responsable d’une poignée de téléfilms remarqués par la profession, le cinéaste écrit donc un nouveau scénario qu’il propose derechef pour le petit écran, qui sera rapidement critiqué puis rejeté in fine : ce sera Le Septième Continent, drame familial pratiquement hors-genre et de fait inclassable narrant l’insidieuse descente aux enfers de Georg, de Anna et de leur petite fille Eva. Le script sera finalement approuvé par le producteur de cinéma Veit Heiduschka, bénéficiera d’une sortie en salles et sera même présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes 1989, début d’une relation durable et passionnée entre la prestigieuse institution et l’Oeuvre alors en devenir du réalisateur.

Fièrement froid et conceptuel, réifiant constamment ses figures et ses nombreux éléments au gré d’une caméra entièrement statique et isolant chaque bribe du réel enregistré par Haneke, Le Septième Continent montre et nous laisse constater, à hauteur de morbidité, le suicide progressif d’une famille de la classe bourgeoise. Si l’émotion semble déjà très peu présente dès ce premier long métrage de cinéma (économie des dialogues fonctionnels le plus souvent, lumière grisâtre et rasante et mise en scène raréfiant les visages ou les dissociant méthodiquement du reste du corps, préférant s’attarder sur une série d’innombrables gestes souvent mécaniques…) le cinéaste autrichien nous met néanmoins face à l’un des grands fantasmes de l’humanité : la mise à terme d’une vie humaine par elle-même. Ainsi Le Septième Continent, narré en trois parties d’inégale durée, ausculte avec un soin clinique et acéré le passage à l’acte de la famille de Georg pour mieux montrer – comme l’avait fait Marco Ferreri dans La Grande Bouffe quinze ans plus tôt – l’ingratitude d’une bourgeoisie préférant jeter son argent au vide-ordures et détruire ses biens que d’affronter la Mort sans ambages ni opulence. Une entrée en matière parfaite pour qui aimerait découvrir (ou redécouvrir) la filmographie d’un cinéaste se refusant à fermer les yeux sur la souffrance humaine, même lorsque celle-ci s’avère la plus apparemment vaine et dérisoire.

Benny’s Video ou l’âge de l’anesthésie (1992)

Avec Le Septième Continent puis les 71 Fragments d’une Chronologie du Hasard, Benny’s Video constitue une authentique trilogie thématique et atmosphérique. Vulgairement appelée « trilogie de la glaciation émotionnelle » le programme proposé par ces trois premiers films présente une réalité clinique et littéralement exsangue d’affects, montrant ses protagonistes comme des figures dé-sensibilisées à force de misère relationnelle et d’hégémonie matérialiste. De ce point de vue le jeune Benny (interprété magistralement par Arno Frisch, brillant comédien que Michael Haneke redirigera cinq ans plus tard et de manière hautement significative dans la première version de Funny Games, ndlr) reste un remarquable paradigme en la matière, incapable de discerner la réalité de ce dont il se sert pour nourrir son quotidien : un incessant flot d’images ultra-violentes, spectaculaires et – de fait – déréalisées. Récit strict et sans concessions d’un adolescent tuant de sang-froid une jeune fille dans le cadre exigu établi par sa chambre et l’intermédiaire d’un écran TV, Benny’s Video s’avère plus explicatif et plus théorique que le très mystérieux et nébuleux Septième Continent ; il s’agit certainement du premier véritable film à thèse du Cinéma de Michael Haneke, œuvre auto-réflexive sur la violence et sur la nécessité de sa représentation anti-complaisante, exploration méthodique et froide de la culpabilité de ses personnages…

Une fois encore le réalisateur autrichien place sur la sellette une famille bourgeoise évoluant dans une sphère conformiste et consumériste, condamnée à vivre avec une mort sur la conscience. Peu ou prou absents du quotidien gorgé d’images virtuelles de Benny, les parents évoquent immanquablement la littérature dostoïevskienne et la tourmente psychologique du Raskolnikov de Crime et Châtiment. Toutefois, le second long métrage de Michael Haneke préfère la monstration au discours, met un point d’honneur à amener le spectateur à réfléchir par lui-même plutôt que d’exposer les motivations intérieures de ses figures. Moins littéraire que musical et visuel, Benny’s Video transforme l’essai magistralement formé par Le Septième Continent, nous mettant face à l’immense désert apathique d’un âge alors en devenir… Et c’est terrifiant !

71 Fragments d’une Chronologie du Hasard : Media Weather (1994)

Un jeune immigré roumain chaparde des magazines entre deux échappées suburbaines. Un couple de la classe moyenne cherche à adopter une fillette mal dans sa peau. Un étudiant aux nerfs fragiles s’escrime au jeu de ping-pong face à l’adversité d’une machine inépuisable. Un convoyeur de fonds, rustre et bourru, a bien du mal à donner de l’amour à sa conjointe. Et régulièrement la télévision déballe l’horreur et la misère du quotidien, traversant dans toute sa splendide monotonie le troisième long métrage de Michael Haneke… 95 minutes de simulacre des vicissitudes de la réalité re-présentée par son auteur-réalisateur, un film-choral au coeur duquel le hasard n’est qu’un leurre-titulaire. En 71 morceaux arbitraires de cinéma, le grand homme secoue les destins et multiplie les points de vue, élargissant son regard à l’échelle de la société viennoise (Le Septième Continent et Benny’s Video se focalisaient essentiellement sur un microcosme familial, ndlr).

Si le film s’avère un rien en-deçà des deux films précédents car moins jusqu’au-boutiste et aussi moins homogène dans sa construction, il témoigne néanmoins d’une densité thématique de tous les instants, affichant une dimension philosophique davantage prononcée : règle du pari pascalien, principe de désir et principe de réalité ou encore déterminisme des situations exposées par le cinéaste… L’hétérogénéité de la mise en scène, alternant entre de longs plans-séquence tantôt statiques, tantôt subtilement chorégraphiés va de paire avec une structure narrative éclatée annonçant les va-et-vient du futur Code Inconnu tout en s’accordant au brouillage de repères informatifs jalonnant le métrage (dès les premières secondes Haneke annule le truchement du dispositif télévisuel en montrant l’image du JT façon plein cadre, marquant une rupture directe avec l’effet-miroir, auto-réflexif et comme en abyme de Benny’s Video et de ses écrans multiples…). Un film étonnant partant à l’origine d’un fait-divers, éventuelle source d’inspiration du chef d’oeuvre Elephant de Gus Van Sant sorti près d’une décennie plus tard, autre film-choral à la violence contenue entre mille maux sous-jacents…

Le Château ou l’impossibilité du déjà-là (1996)

Roman proprement costaud, réputé inadaptable, volontairement inachevé, Le Château de Franz Kafka fut pour Michael Haneke l’occasion de faire de beaux adieux à l’univers de la télévision. Ultime production réalisée pour le petit écran de la part du réalisateur autrichien, Le Château scelle sa rencontre avec le remarquable Ulrich Mühe et la non moins talentueuse Susanne Lothar, couple de comédiens qu’il redirigera de main de maître dans le terrifiant Funny Games un an plus tard. Récit nébuleux et pour le moins abstrait d’une quête menée sous le signe de l’inertie et de l’angoisse par un petit monsieur perdu dans une région insituable, Le Château selon Haneke reprend avec fidélité la dimension métaphorique et intemporelle du roman originel, donnant le rôle du personnage de K (archétype du quidam par excellence) au magnifiquement ordinaire Ulrich Mühe.

Deux heures durant nous suivons donc un modeste géomètre désireux de rejoindre une mystérieuse administration féodale, perdue dans quelque contrée neigeuse, si proche et pourtant si loin. Telle est l’ironie du lieu-titulaire : un château invisible mais certainement réel ou potentiellement fantasmé, symbole et/ou entité préexistante mais à la portée inaccessible… Haneke parvient, non sans humour ni causticité, à mettre en évidence la dimension inextricable, proche du capharnaüm du fameux château convoité par K ; il offre dans le même temps un rôle flamboyant d’aubergiste à Susanne Lothar, tout en conservant le principe d’ébauche intrinsèque au matériau littéraire (succession d’écrans noirs trouant les espaces entre chaque séquence, stagnation du mouvement des personnages, conclusion abrupte du métrage…). Éventuel chant du cygne du réalisateur pour le Huitième Art, Le Château reste une oeuvre ambitieuse et pleine de questions irrésolues, à revoir impérativement afin de mieux comprendre la richesse existentielle propre au Cinéma de Haneke.

Funny Games et Funny Games U.S. : reproduction(s) d’un cauchemar (1997/2008)

Projet limite, choc poussé à bout et presque à vide, leçon de mise en scène et de morale délibérément antipathique, Funny Games (tout comme son auto-remake plan par plan tourné onze ans plus tard) projette la consommation du spectacle de la violence par le voyeur (autrement dit le spectateur) face à lui-même. Trauma éveillé du Festival de Cannes 1997, la version autrichienne fut une véritable consécration pour Michael Haneke, au point qu’elle devint par la suite l’une de ses oeuvres les plus commentées, discutées et disputées et même – à son corps défendant – un film culte pour tout un pan de la cinéphilie contemporaine. Reprenant stricto sensu tous les codes du huis-clos et ceux du home invasion, Funny Games et Funny Games U.S s’inscrivent lentement mais sûrement dans les ornières du thriller psychologique, arborant une réalisation à la fois précise, montée au cordeau et proche du trio de protagonistes formant une famille bourgeoise à priori sans histoires… Après un premier quart d’heure posant les jalons du programme tant attendu (blind test musical escamotant les visages comme au temps du Septième Continent, générique tout vêtu de rouge sang accompagné du bruit de John Zorn puis découverte de la villa-cauchemar et de son mystérieux voisinage…)

Haneke ouvre les hostilités par l’entremise de deux figures abstraites s’ingérant dans l’intimité de ladite famille, artéfacts probables d’un drame qui tournera inévitablement au pire. Racontant ni plus ni moins l’exécution sadique et incompréhensible d’un couple de bourgeois et de leur petit garçon par deux adolescents en moins d’une demi-journée, le diptyque Funny Games est – de la même façon que Benny’s Video – un film-commentaire sur la violence et sur les limites de sa représentation : tragédie aux trois unités clairement tenues, ce cauchemar sans issue joue ironiquement, avec mépris presque, sur les attentes problématiques du public concernant l’Horreur et ses innombrables formes (obscénités, violence graphique, sonore ou suggestive ou encore distanciation et théâtralisation…). Le cinéaste poursuit dans les deux versions de son film son travail sur l’utilisation du hors-champ tout en insistant intelligemment sur les univers sonores complexes et parfois insoutenables propres à certaines séquences. Si la première version s’avère être un authentique chef d’oeuvre théorique et cinématographique (présence de l’indispensable Ulrich Mühe et de la précieuse Susanne Lothar, au jeu incroyablement viscéral ; naturel pervers de l’inénarrable Arno Frisch…) la seconde bénéficie quant à elle du travail hautement qualitatif du chef opérateur Darius Khondji (duquel Michael Haneke avait fortement apprécié la profondeur des noirs du Se7en de David Fincher, et qu’il sollicitera à nouveau pour Amour en 2012…) et d’une réécriture méticuleuse de l’espace scénique et des dialogues, le film ayant été tourné pour l’occasion en langue anglaise.

Code Inconnu : Notre Musique (2000)

Oeuvre passionnante, faussement anodine et réellement fascinante, Code Inconnu renvoie immanquablement aux 71 Fragments d’une Chronologie du Hasard de la trilogie inaugurale du Cinéma de Michael Haneke, en reprenant la structure éparse et la dimension sociologique. Premier film tourné en langue française par le réalisateur, Code Inconnu enchaîne les plans-séquence d’une virtuosité tour à tour discrète mais probante, montrant différents personnages aussi éloignés les uns des autres que possible (une actrice en quête de cachets sécures, son mari photographe de guerre, un fils d’agriculteur renâclant à la tâche ou encore un professeur de musique enseignant les percussions…) pour mieux les confronter dans une même réalité. Plus abouti et de fait plus efficace que les 71 Fragments, Code Inconnu est un film auscultant avec sobriété mais pragmatisme l’incommunicabilité d’une société toute entière, au coeur de laquelle tout un chacun semble incapable d’entendre le langage de l’Autre.

De ce point de vue, Haneke renouvelle son travail exemplaire sur le rythme et la bande-son, scandant son cinquième long métrage d’écrans noirs destinés à aérer musicalement ce récit-choral de petite mine, mais terriblement révélateur des aléas du genre humain. En ce sens, le célèbre plan-séquence des premières minutes est un formidable morceau d’éloquence : dix minutes à travers lesquelles le spectateur assiste en durée réelle à l’altercation entre une immigrée roumaine, le professeur de musique, l’actrice et le fils d’agriculteur, l’ensemble sous l’oeil d’une police incapable de ménager la chèvre et le chou, préférant s’en tenir au protocole. Là où Funny Games s’interrogeait sur comment représenter la violence par l’image (écrans, clins d’oeil complices et autres tutoiements interactifs, brouillage de la fiction et d’une potentielle réalité…) Code Inconnu met la parole, son absence ou son ambiguïté au centre de son propos. Qu’il s’agisse d’une voix off commentant des photographies prenant la forme de portraits, d’une scène de drague malaisante menée par un lascar volant dans les plumes de l’actrice jouée par Binoche ou encore d’une scène de post-synchronisation re-fabriquant une autre réalité à renfort de dialogues ponctués à la seconde près le verbe et ses multiples facettes constituent résolument le coeur de ce Code Inconnu sublime par sa simplicité non feinte : à voir absolument.

La Pianiste ou les affres en mode mineur (2001)

Après le saisissant Code Inconnu, Michael Haneke retrouve Vienne pour son nouveau long métrage en forme de production franco-autrichienne. Portrait sans concessions d’une professeure de piano quinquagénaire psychologiquement torturée vivant sous l’emprise d’une mère possessive et particulièrement autoritaire, La Pianiste est une oeuvre à la portée théorique moindre que les précédentes propositions du cinéaste, suivant de près sa figure titulaire au détriment du regard pluriel qu’il adoptait régulièrement jusqu’alors (dans Le Septième Continent, les 71 Fragments et même Funny Games…). Si l’on retrouve – au gré de plusieurs et importantes occurrences – l’un des premiers amours du cinéaste au coeur du métrage (à savoir la Grande Musique, notamment et principalement l’oeuvre de Franz Schubert) c’est de passion et de sentiment amoureux dont il est principalement question dans La Pianiste : ainsi l’héroïne incarnée par Isabelle Huppert se verra séduite puis littéralement soumise au charme puis au mépris de son jeune et bel élève interprété par Benoît Magimel, élégant et curieux godelureau désireux de dénouer les nœuds névrotiques de sa professeure…

À l’image des mouvements tumultueux de la musique schubertienne, le relation liant Erika Kohut (Huppert) à Walter (Magimel) s’avère violente, cruelle voire pratiquement sado-masochiste, étrangement servie par le traitement pour le moins cru et pernicieux de la sexualité par le cinéaste. S’il accorde toutefois et comme toujours une place non négligeable à la suggestion et au hors-champ, Michael Haneke n’a jamais été aussi obscène et explicite qu’avec ce film-portrait proprement lourd et pourtant implacable dans le même temps. Isabelle Huppert et Benoît Magimel excellent tous deux dans leur rôle respectif (extraordinairement dure, cérébrale et émotive pour la première ; altier, animal et cavalier pour le second), soutenus par la prestation émouvante d’une Annie Girardot alors en légère perdition car atteinte d’un début d’Alzheimer, néanmoins impeccable dans le rôle de la mère d’Erika. À noter par ailleurs le travail de tout premier choix du chef opérateur Christian Berger (déjà responsable entre autres de la lumière des 71 Fragments) conférant à ce drame humain et intimiste des allures de mauvais rêve jaunâtre, ranci et maladif. Superbe.

Le Temps du Loup ou le cauchemar de Hobbes (2003)

Étrange parabole existentielle que celle proposée par Michael Haneke avec Le Temps du Loup, perdue à la croisée du cinéma de Ingmar Bergman et celui de Bruno Dumont ; on sent pour l’heure que le réalisateur autrichien cherche à insuffler une nouvelle ampleur à son Oeuvre, lui donnant plus que jamais une dimension symbolique voire métaphorique tout en prenant le parfait contrepied du genre : le cinéma apocalyptique. Volontairement anti-spectaculaire et privilégiant une direction d’acteurs tous plus ou moins remarquables, Le Temps du Loup évoque logiquement le scénario éthiquement désespérant de La Honte de Bergman (les deux films enlevant, chacun à leur manière, le voile sur la cruauté du genre humain dès lors qu’il se trouve confronté à une catastrophe collective, quelle qu’elle soit…) tout en portant le sceau du style rêche, pratiquement ascétique de Michael Haneke. Une fois encore l’auteur de Funny Games développe sa mise en scène au travers de longs plans-séquences savamment préparés en amont, parvenant à mettre en valeur des comédiens et des comédiennes d’horizons divers : entre une Isabelle Huppert fraîchement sortie de l’expérience du terrible La Pianiste, une encore très jeune et débutante Anaïs Demoustier, un Olivier Gourmet comme toujours parfaitement crédible ou une Béatrice Dalle éternellement impulsive, le casting du Temps du Loup réserve quelques belles surprises…

Hélas le film ne fonctionne qu’à moitié, malgré son honorable volonté d’aller au fond des choses et de la Nature humaine, tant le rythme lent et parfois déséquilibré du métrage ne parvient pas totalement à s’imposer devant un propos au demeurant passionnant. On suit l’ensemble sans réellement s’ennuyer mais sans véritable fascination, assistant à un semi-ratage heureusement rehaussé par un très beau et très touchant dénouement. Sans doutes l’un des rares films dispensables de la filmographie du grand Haneke.

Caché ou la Mémoire à l’épreuve du mensonge (2005)

Sibyllin, surprenant et pratiquement palpitant, Caché pourrait bel et bien s’agir d’un des meilleurs films de son auteur-réalisateur, probable synthèse de son Cinéma. Huit ans après l’impitoyable Funny Games, Haneke nous offre là un nouveau thriller psychologique, troquant l’artéfact du binôme d’adolescents sadiques pour une étonnante menace, invisible cette fois-ci. À nouveau le cinéaste s’infiltre dans l’intimité d’une famille bourgeoise en positionnant d’emblée sa caméra tel un mystérieux dispositif de surveillance, présentant à plusieurs reprises des vidéos d’enregistrements de l’extérieur de leur propriété, sans commentaires aucuns. Prix de la Mise en Scène au Festival de Cannes 2005, Caché pousse – plus que tout autre film de Michael Haneke – la suggestion et l’auto-réflexion jusqu’à son paroxysme, parvenant avec une terrible habileté à détourner nos attentes tout en orientant notre regard vers plusieurs conjectures : qui filme ? qui est filmé ou sait qu’il est filmé ? l’image est-elle enregistrée, visionnée par tel ou tel personnage ou s’agit-il d’un intermédiaire, du point de vue conscient d’une figure ou même d’une éventuelle projection mentale ? Pour peu que l’on aime l’inexpliqué et l’irrésolu, Caché ne pourra que combler notre désir de cinéphile, développant dès les premières minutes de solides enjeux dramatiques tout en ménageant le mystère intrinsèque à son intitulé. Édifiante réflexion sur la culpabilité prenant pour toile de fond les fantômes du conflit franco-algérien, le long métrage de Michael Haneke s’intéresse donc à Georges Laurent (Daniel Auteuil, impeccable de tension renfrognée), prospère animateur de télévision tentant de retrouver la trace d’un étrange espion filmant à son insu les allées et venues de sa famille à des fins à priori incompréhensibles. Entre la prestation toute en finesse et expressivité de Juliette Binoche (que le réalisateur autrichien retrouve cinq ans après Code Inconnu), l’emploi fascinant du personnage joué par Maurice Benichou ou encore l’apparition fulgurante de Denis Podalydès nous gratifiant d’une sidérante tirade burlesque au coeur du métrage

Caché est donc le film-somme de Michael Haneke : distanciation et violence abrupte et suggérée dans le même mouvement clinique, humour noir et incommunicabilité du couple, raréfaction voire inexistence de la musique ambiante tant utilisée dans le milieu du cinéma traditionnel… Haneke conjugue la froideur de sa mise en scène à la dimension vertigineuse de l’enquête menée par Georges d’un bout à l’autre du métrage, livrant un thriller retors et manipulateur totalement passionnant. Un chef d’oeuvre.

Le Ruban Blanc ou l’ubiquité du Mal (2009)

Voici donc l’un des plus grands succès cannois, public et critique de Michael Haneke : après la révélation du choc Funny Games au Festival de Cannes 1997 (ayant à cette occasion effrayé la chronique et les cinéphiles, à renfort de bataille d’Hernani en bonne et due forme) le double Prix d’Interprétation lui même doublé d’un Grand Prix pour La Pianiste en 2001 et celui de la Mise en Scène pour le cryptique Caché en 2005, le réalisateur autrichien accède enfin à la récompense suprême de la célèbre institution cinématographique en l’année 2009. Lauréat d’une première Palme d’Or, Haneke signe donc avec Le Ruban Blanc un saisissant conte moral tenant lieu dans un village protestant d’Allemagne du Nord au début des années 1910, fable sombre et cruelle dépeignant les conséquences tragiques d’une série de méfaits exécutés à l’encontre de la communauté par un ou plusieurs mystérieux individus. Ainsi le cinéaste suggère la dimension à la fois prégnante, invisible et omniprésente d’une culpabilité donnée pour acquise dès les premières secondes du film, son dixième long métrage de cinéma développant son récit (son témoignage ?) sous la forme d’une narration en voix-off.

Sorte de polar historique d’une paradoxale modernité, éventuel whodunnit insoluble qui ne dit pas son nom, Le Ruban Blanc s’appréhende comme une expérience morale et esthétique tour à tour somptueuse et déconcertante, magnifiée par les éclairages tout en relief du chef opérateur Christian Berger (fidèle collaborateur de Haneke depuis Benny’s Video) et sa photographie Noir et Blanc hautement contrastée. Nettement moins démonstratif et obvieux dans sa capacité théorique que bon nombre de ses précédentes réalisations (citons au hasard Benny’s Video, Funny Games, Code Inconnu et même le secondaire Le Temps du Loup, autant de films proches de la leçon de mise en scène et discursive) Le Ruban Blanc se garde bien d’afficher sa virtuosité technique et thématique, préférant s’effacer derrière son sujet sans pour autant se débarrasser des effets propres au cinéaste (regard distancié par le Noir et Blanc anti-naturaliste de Christian Berger et la voix-off du personnage de l’instituteur du village, violence physique située hors-champ et contrebalancée par une certaine amplitude sonore, limpidité et pondération des mouvements de caméra imperturbablement fluides…). Littéralement ancré dans la rigidité morale du contexte qu’il dépeint (protestantisme des plus sévères et des plus punitifs, hypocrisie prenant la forme de turpitudes voilées de pureté, prémonitions du drame à venir de la Première Guerre Mondiale…) le film de Michael Haneke se veut et s’avère exigeant, d’une inédite densité formelle mais toutefois entièrement représentatif de son Oeuvre : une certaine idée de l’aboutissement artistique…

Amour : au chevet d’une vie (2012)

Avec Amour Michael Haneke revient là où nous ne l’attendions pas : il nous offre une histoire de sentiments et d’empathie non feinte, racontant le chemin (l’accompagnement plutôt) d’un couple d’octogénaires de la vie vers la mort. En offrant les rôles principaux à deux figures significatives du Cinéma français (Jean-Louis Trintignant pour son timbre de voix reconnaissable entre mille, Emmanuelle Riva célèbre pour sa présence dans le Hiroshima mon amour de Resnais en 1959…) le réalisateur montre – dans une rigueur monacale et à hauteur de chevet – la bataille d’un homme pour préserver la dignité de son épouse, de son couple et – in fine – la sienne propre. Prolongeant la sobriété du Ruban Blanc, Haneke réfute dans cet Amour toute forme de pathétisme, de grandiloquence et de misérabilisme, livrant un mélodrame débarrassé de ses habituelles invraisemblances pour mieux respecter le grand thème inhérent à son intitulé : car c’est bel et bien d’amour et d’engagement dont il est question dans ce onzième et sublime long métrage, conte moral élevé dans ses valeurs intrinsèques et sa profondeur fataliste.

Certes le film peut déranger, désarçonner voire littéralement ébranler le spectateur trop habitué à consommer des productions à l’optimisme béat et aux effets spectaculaires illusoires et racoleurs : Amour dépeint l’Homme dans toutes ses limites, mais dans toute son humanité dans le même mouvement de précision. En filmant l’intimité du couple au travers d’un appartement parisien bourgeois aux mobiliers massifs, comme déjà-là depuis la nuit des temps, Michael Haneke porte un regard bienveillant mais à double-tranchant sur les figures de Anne et de Georges, suggérant l’idée terrible que tout – même et surtout la mémoire – se décompose avant la fin. Une seconde Palme d’Or amplement méritée en forme de chef d’oeuvre pudique et bouleversant.

Happy End ou la renaissance de l’anesthésie (2017)

Dernier long métrage du cinéaste à ce jour, Happy End est un fragment de cinéma déroutant, composite et parfois grotesque voire raté dans ses moments les plus faibles. Clairement et principalement réservée aux initiés du cinéma de Michael Haneke, cette comédie de mœurs noire et structurellement éclatée pourra vraisemblablement laisser bon nombre de spectateurs néophytes sur la touche, tant elle se livre comme une compilation parfois indigeste des motifs et des ficelles propres à la filmographie paradoxalement très cohérente du réalisateur autrichien. Curieuse intrigue d’une famille bourgeoise se décomposant et se recomposant au fil des séquences (un fils psychologiquement instable prenant la tangente au grand dam de sa mère, une adolescente suicidaire et an-hédonique récupérée par un père infidèle, un octogénaire cherchant de l’aide afin d’en finir avec la vie…).

Happy End pourrait presque – osons l’expression – faire office de film de fanboy, tant les ponts et les liens entre lui et l’ensemble de l’Œuvre de Haneke demeurent légion : même rapport à la violence des images et à sa représentation quasi-pornographique que dans Benny’s Video (les nombreuses vidéos YouTube que consomment la fillette magistralement interprétée par Fantine Harduin ; son filmage pratiquement obsessionnel du meurtre en direct d’un hamster en début de métrage, etc…), même contrepoint narratif de la classe ouvrière immigrée que dans Caché, similitude dans la dimension prémonitoire de la Mort que dans le précédent Amour, occurrence musicale issue du grand répertoire… Étrangement le film séduit malgré son caractère très disparate et sa moralité difficilement interprétable (le suicide serait-il approuvé par le cinéaste ? Que penser de cette séquence-psychodrame tout droit inspirée de Festen dans le dernier quart d’heure ?), hélas très voire trop sujet à l’auto-citation du cinéaste. En résulte un film à la fois logiquement et totalement représentatif du cinéma de Michael Haneke, sans doutes celui qu’il faudrait découvrir – de fait – après tous les autres.

Ainsi l’auteur-réalisateur nous laisse à ce jour sur cet inabouti mais néanmoins captivant Happy End, synthèse faite de bric et de broc au titre rappelant l’ironie assassine de son diptyque Funny Games/Funny Games U.S. Aujourd’hui aux portes de sa huitième décennie d’existence Michael Haneke nous offre une Œuvre cohérente et brillante d’intelligence réflexive formée de treize longs métrages, mettant le spectateur face à ses propres devoirs cinéphiles, moraux et culturels. Cinéaste de la culpabilité et de l’incommunicabilité, le grand homme dépeint l’humanité telle qu’elle devrait l’être : fascinée par la violence lorsqu’elle s’appréhende par un intermédiaire donné, écœurée par cette même violence lorsqu’elle s’éprouve directement et sans truchement. On se souviendra longtemps de cette scène terrible d’un accident autoroutier à laquelle assiste la famille bourgeoise du Septième Continent au milieu du métrage, incapable de détourner le regard face à l’Horreur produite tout à trac sous leurs yeux. Toute l’honnêteté intellectuelle du réalisateur autrichien se voyait déjà cristallisée dans ce moment de re-composition accidentelle, fragment de vie montrant toute la cruauté d’un genre humain éprouvant la souffrance par procuration, parfois avec sadisme… mais parfois – peut-être – avec (A)mour. Bon anniversaire !

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